Itzik Manger et son Pourim Shpil

Cette allocution a été prononcée par Michèle Tauber au cours de la présentation du projet Pourim Shpil Unesco à l’Hôtel de Ville de Paris, le 12 décembre 2013.

Dos lid funem loyfer
« Zayt-zhe Yidn sha un stil!
Mir fangen on dem Purim-shpil.
A Purim-shpil in gramen,
Vos hot toyznt tamen.
Ver s’vet es leynen,
Vet vi a biber veynen.
Un ver s’vet es hern,
Vet lakhn mit trem. »
La chanson du meneur-de-jeu
« Amis juifs, restez tranquilles :
Nous commençons le Pourim shpil
Un Pourim shpil en vers, et
Vraiment extraordinaire.
Qui voudra le lire
Rira jusqu’au délire ;
Et qui voudra l’entendre
Pleurera à l’âme fendre. »

 

 

Un Pourim Shpil du xviiè siècle penserez-vous ? Que non pas ! Il s’agit-là de l’un des derniers-nés des Pourim Shpil, dont le texte, écrit par le poète yiddish Itzik Manger à Varsovie en 1936, est devenu, quelques décennies plus tard, une comédie musicale en Israël.

Mais qui est Itzik Manger ?

Il voit le jour en 1901 à TchernowitzAprès de multiples avatars, Tchernowitz est devenue Tchernivtsi, ville d’Ukraine. , capitale multi-ethnique et multi-culturelle de la Bucovine, alors province de l’empire austro-hongrois. La littérature et la chanson yiddish imprègnent la maison familiale où l’on est tailleur de père en fils. Le père du poète, Hillel, poète à ses heures, forge d’ailleurs une expression yiddish « sur mesure » dont son fils s’est peut-être inspiré par la suite : pratiquer tout ensemble la littérature et l’étude de la Loi, la Toyrè dans la prononciation ashkénaze, donne : literatoyrè !

Plus tard Manger découvre le patrimoine de la chanson yiddish à travers les Broder singersChanteurs juifs itinérants en Europe de l’Est. et Velvl Zbarzher, le poète-troubadour, et compose ses premiers poèmes. C’est en 1935 qu’il invente un nouveau genre poétique, Les Chants du PentateuqueDi Khumesh Lider, en yiddish., suivi un an plus tard d’une réécriture de l’histoire biblique d’Esther, Les Chants de la MeguilaDi Megile Lider. Megile, de l’hébreu Meguilah, signifie volumen, rouleau. Le Livre d’Esther, traditionnellement écrit sur un rouleau de parchemin, est ainsi appelé en hébreu et en yiddish Le Rouleau d’Esther. considéré comme un Pourim Shpil des temps modernes.

En 1951 paraît Le midrash d’ItzikMedresh Itzik., un ouvrage qui comprend toute l’œuvre « biblique » de Manger, dont bien sûr les Chants du rouleau.

Dans le judaïsme, le midrash poursuit en quelle sorte la vie de la Bible en la renouvelant et en agrémentant le texte de récits forgés au gré des générations sans en modifier le sens originel. Manger se pose en continuateur de cette tradition dans la mesure où le midrash qu’il compose est celui de ses contemporains, éduqués comme lui, dans la même langue, le yiddish. À la manière des auteurs des anciens midrashim, il endosse la responsabilité de son ouvrage en le signant de son nom : Medresh Itzik, et en fait une œuvre artistique.

Quant à la Bible, Manger l’a vécue à travers la lecture que lui en a fait sa mère en yiddish. La Bible est pour lui le reflet du yiddish, tout à la fois vernaculaire et langue de lecture. Or en tant que langue juive, elle recèle tous les codes de la tradition grâce à sa composante hébraïque. Manger a donc une vision de la Bible à travers le prisme du yiddish et de sa littérature et il réussit à faire « sortir » la Bible de l’Histoire pour la faire pénétrer dans l’univers juif yiddishophone au quotidien.

Manger transplante personnages et événements dans l’esprit de son temps et s’attache par maint détail à les situer dans l’univers où il a grandi. Ainsi Mardochée, l’oncle d’Esther, devient RebMaître. Mordkhey, selon la désignation courante entre Juifs dans l’Europe ashkénaze. À la fois shadkhnMarieur professionnel. et shtadlnIntercesseur, il incarne à lui seul deux personnages comiques par excellence dans la tradition littéraire yiddish.

Manger adapte également le décor naturel et culturel ainsi que les coutumes vestimentaires et alimentaires du texte d’origine. La reine Vashti porte une krinolinè, Mardochée arrive avec son parapluie, et le méchant Haman se verse « Un petit verre de vodka et grignote / Un Homen-tashLittéralement oreille d’Haman, pâtisserie traditionnelle de la fête de Pourim. tout chaud ». L’ennemi du peuple juif est dépeint sous les traits d’un ukrainien amateur de vodka qui, en un acte symbolique et humoristique, anticipe sa fin prochaine et se mange lui-même sous la forme de la pâtisserie traditionnelle qui porte son nom. Le présent vit dans le passé et réciproquement : la reine Vashti marchant à la potenceDi malke Vashti geyt su der tliye. pour n’avoir pas obéi à l’ordre du roi s’adresse aux garçons-tailleurs et aux jeunes filles : « À jamais je quitte ces lieux / Mais quand vous jouerez à Pourim / Vous parlerez de moi en mieux ! » Dans les Chants de la Meguila, il n’est pas rare que les personnages aient cette conscience anachronique de la future fête de Pourim et de leur propre rôle au moment même où il le créent. Ainsi lorsque Mardochée rapporte les propos des deux conspirateurs qui projettent d’assassiner le roi : « Mais Mordkhey a dénoncé tout ça / Avec l’air de la Meguila » et le poème s’achève ainsi : « […]le soir est bleu, tel une prière. / Seules les mouches sur le mur / Fredonnent la Meguila d’Esther. »

Les Chants de la Meguila s’inscrivent si bien dans la tradition théâtrale du Pourim Shpil de l’irrévérence, du carnavalesque, de la parodie, qu’en 1965, Dov Seltzer, compositeur israélien, écrit une partition pour l’ensemble de l’ouvrage. Avec le concours de Manger lui-même, il monte une pièce en musique, autrement dit une comédie musicale : les Chants de la Meguila retrouvent leur fonction première : être interprétés sur une scène. Cette comédie musicale a connu un succès retentissant lors de sa création au théâtre du Hamam à Yafo (Tel Aviv) en 1965 dans une mise en scène de Shmu’el Bunim : elle a donné lieu à plus de 450 représentations. Depuis, cinq nouvelles productions ont vu le jour dans le monde entier, dont l’une à Broadway au Golden Theater, ainsi que trois versions cinématographiques.

La comédie musicale est régulièrement reprise sur les scènes israéliennes, parisiennes, varsoviennes et new yorkaises : en mai dernier, la Folksbine, le théâtre yiddish de New York, en a donné une version très applaudie. À Paris le YIKUT, le Yiddisher Kunst Theater, troupe de théâtre yiddish dirigée par Alain Fisher, disparu en 2012 et auquel je rends hommage, en a donné à plusieurs reprises de larges extraits. À Strasbourg, la troupe de Freddy Goldwasser, Der Luftteater a travaillé également sur les Chants de la Meguila de Manger. Et d’ici quelques mois, Charlotte Messer et sa troupe théâtrale yiddish parisienne, le Troym teaterThéâtre du rêve, nous convieront à la représentation de la pièce de Chaïm Sloves, Homens mapoleLa triste fin d’Haman-le-terrible., pièce représentée pour la première fois à Paris en 1946 par le théâtre YKUT et directement inspiré lui aussi du Pourim Shpil.

Continuons donc à célébrer la vitalité de la langue et de la culture yiddish à travers le Pourim Shpil : jouons, chantons, et déclamons sur tous les modes et sur tous les tons : « Zayt zhe Yidn sha un shtil…» .

Toutes les traductions en français tirées des Megile Lider sont l’œuvre de Berl (Bernard) Vaisbrot, fils de Kiva Vaisbrot, l’un des fondateurs de la Bibliothèque Medem à Paris. Berl Vaisbrot a traduit intégralement les Megile Lider ainsi que les Khumesh Lider et ces traductions n’attendent plus que leur éditeur….

Michèle Tauber

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