Cette allocution a été prononcée par Jean Baumgarten au cours de la présentation du projet Pourim Shpil Unesco à l’Hôtel de Ville de Paris, le 12 décembre 2013.
« À la vie régulière, occupée de travaux quotidiens, paisible, prise dans un système d’interdits, toute de précautions… s’oppose l’effervescence de la fête. Celle-ci, si l’on ne considère que ces aspects extérieurs, présente des caractères identiques à n’importe quel niveau de civilisation. Elle implique un grand concours de peuple agité et bruyant. Ces rassemblements favorisent la naissance et la contagion d’une exaltation qui se dépense en cris et gestes qui incite à s’abandonner sans contrôle aux impulsions les plus irréfléchies… »
Cette citation de Roger Caillois (dans son ouvrage Le sacré de transgression, théorie de la fête) définit bien l’esprit de la fête, ce temps d’excès, de rébellion, rythmé de danses, de chants, ponctué de nourriture, de bombance et de beuverie. Aucune société n’échappe à cette alternance du sacré et du profane, à ce balancement entre, d’un côté, l’outrance, le sacrilège, le dérèglement et, de l’autre, le respect de la Loi, des normes sociales et des interdits.
Dans la société juive, le temps de la fête correspond à Pourim observé chaque année au mois de février-mars (14e jour du 6e mois du calendrier hébraïque, Adar). Cette réjouissance célèbre le sauvetage des Juifs par Mordekhay Mardochée, en français. et Esther qui déjouèrent le complot du méchant Haman, ministre d’Assuérus, le roi de Perse qui voulait anéantir le peuple juif. La Meguilat EstherLe rouleau biblique d’Esther raconte ce diabolique complot et son heureux dénouement.
Pourim est un jour de liesse et de joie rayonnante marqué par la lecture à la synagogue (deux fois) du Rouleau d’Esther, mêlée de bruit de crécellesGragers, en yiddish. et de claquement des pupitres chaque fois que le nom d’Haman est prononcé. C’est pour mieux l’exorciser selon la prescription bibliqueDeut. 25,19. qui commande d’effacer la mémoire d’Amalek, l’ancêtre d’Haman. La journée est également rythmée par une série de moments festifs. On boit jusqu’à, dit le TalmudTalmud de Babylone, traité Megila 7a., ne plus pouvoir distinguer entre « maudit soit Haman » et « béni soit Mordekhay. » On rit. On chante. On danse. L’étude est suspendue. On échange des cadeaux, on offre des gâteauxShalakh mones.. On pratique la bienfaisance, notamment par des dons aux pauvresMatanot la-evyonim, en hébreu.. On mange, notamment lors d’un repas festifPirem sude, en yiddish, dénommé chez les Hassidim trink sude, litt. : « festin durant lequel on boit. ». On se déguise. Comme c’est le seul jour du calendrier hébraïque durant lequel il est autorisé de changer de sexe, les hommes empruntent les vêtements de leurs mères, sœurs et épouses. Dans les YeshivotAcadémies talmudiques, en hébreu., on choisit un Purim rovRabbin de Pourim. qui délivre un sermon parodique, cocasse, dans lequel il se moque des autorités communautaires, des maîtres et des rabbins. Parmi ces rituels transgressifs figure le Pourim Shpil. C’est un monologue, une saynète, une pièce de théâtre représentée en yiddish dans l’espace domestique durant le repas de Pourim ou dans un local communautaire.
Pour quelle raison les Jeux de Pourim revêtent-ils une telle importance ? Jusqu’au point de nous trouver réunis ce soir pour l’évoquer.
Il s’agit d’abord d’un rite festif très ancien qui a traversé toutes les époques de l’histoire juive. Dès la période du Talmud, sont évoqués des divertissements associés à la lecture de la Meguila. Des pantomimes, des parodies de textes liturgiques et le brûlement de l’effigie d’Haman.
Les pièces de Pourim sont surtout liées à la naissance du théâtre juif, à l’histoire de la littérature, de la culture yiddish. Elles sont fondées sur l’opposition archétypale entre Mordekhay, le sauveur, le rédempteur qui lutte pour défendre son peuple, et Haman l’incarnation de la haine anti-juive, souvent représenté à la fin de la pièce par un mannequin que l’on pend à une potence en guise de catharsis. Le récit du sauvetage des Juifs – une décharge d’émotions libératrices – a été, durant les périodes dramatiques de l’histoire juive, une source d’espérance. Dans une perspective messianique, le renversement du récit – avec le châtiment d’Haman – laisse, de même, entrevoir la fin de l’exil et la rédemption finale. La force dramatique, symbolique, du récit biblique associée à la lecture publique du rouleau d’Esther à la synagogue établissent un lien évident avec l’origine du théâtre juif.
La tradition des Pourim Shpiln s’est développée en Europe depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, témoignage de son rôle central dans la culture ashkénaze. On en trouve le premier témoignage en langue yiddish en Italie en 1555. Ce qui ne veut pas dire que le Pourim Shpil n’a pas existé auparavant.
Avec le temps, les pièces ont évolué dans deux directions principales :
— D’abord, des pièces inspirées par l’histoire d’Esther fondées sur une alternance de propos édifiants, de leçons moralisatrices, et de scènes burlesques, de tirades humoristiques, pétries de jeux de mots, de fatras langagiers – calembours et calembredaines, nonsenses et coquecigrues – d’insultes, d’obscénité, de bouffonneries transgressives liées au renversement carnavalesque, au bas corporel, au monde à l’envers et à la satire des autorités religieuses et communautaires. La langue yiddish, riche en expressions humoristiques, proverbes, jeux de mots, blaguesVitsn, khokhmes., propice à l’humour transgressif se prête magnifiquement à ces parodies burlesques.
— Les pièces de Pourim mélangent habilement la théâtralisation de textes classiques de la tradition juive – Bible, commentaires midrashique, légendes talmudiques – à des propos édifiants et à la culture populaire en yiddish. Parmi ces diffuseurs, on pense notamment aux étudiants des Yeshivot familiers des sermons comiques, des leçons de maîtres parodiques. On pense aussi aux enseignants, aux chantres, créateurs de prières humoristiques. Évoquons surtout les figures du carnaval juif, que ce soit les bouffonsLetsim., fousNarn., amuseurs publicsBatkhonim., maître de cérémoniePayats, marshelik. ou messagerLoyfer., chargés d’introduire les pièces, les personnages par des monologues comiques, des propos édifiants, de résumer l’action et d’assurer la transition entre les actes. Tous participèrent à la création de cette riche tradition littéraire en langue yiddish.
— On trouve, d’autre part, des drames bibliques qui ont lentement supplanté la veine comique. Le XVIIe-XVIIIe siècle reste, en effet, une époque où la culture populaire est combattue, refoulée, jugée trop blasphématoire, subversive et inconvenante. Cet interdit émanait aussi bien des rabbins, choqués par certains propos indécents, désireux de ne pas irriter les autorités civiles (au risque de représailles), que des autorités ecclésiastiques courroucées par les connotations anti-chrétiennes de certaines tirades des Pourim Shpiln. Les thèmes des pièces tendent également à se diversifier. D’autres récits sont inventés ; de nouveaux personnages apparaissent, comme, entre autres, la vente de Joseph par ses frères, Moïse et le Pharaon, le sacrifice ou le ligature d’Isaac, Jonas et la baleine, Hanna et le grand prêtre Eli, Salomon et le démon Asmodée. Quant aux performances, elles aussi évoluent : les pièces n’ont plus seulement lieu dans l’espace domestique ou à la synagogue, mais dans des théâtres, comme à Frankfort, à Prague et surtout à Amsterdam. Elles sont, de plus, enrichies d’accompagnements musicaux par des klezmerim et d’intermèdes chantés, mimés, dansés. Un spectacle total.
Ces pièces burlesques, liées à la fête de Pourim, mélange de chant, de mime, de pantomime et de danseZingn, shpiln, tantsn. deviennent la matrice du théâtre juif. La langue yiddish, du fait de son inventivité, de sa créativité, de sa longue tradition littéraire, de son riche répertoire de poèmes et de chansons, joua un rôle majeur dans la formation des jeux de Pourim.
Loin d’être un genre mineur, marginal, le Pourim Shpil représente une fusion complexe entre des ingrédients culturels très divers, aussi bien puisés dans la tradition juive que dans les cultures mitoyennes. Il s’est adapté aux évolutions historiques de la société juive jusqu’à l’époque contemporaine. Il a intégré des éléments aussi bien populaires que savants. Il a expérimenté des formes plurielles, depuis de simples monologues jusqu’à des drames plus sophistiqués. Il a connu des types de représentations multiples, que ce soit dans l’espace privé ou dans de grands théâtres. Il a accompagné les juifs dans leurs errances à travers l’Europe, mais aussi aux États-Unis et en Israël. Quant à la richesse de la langue yiddish, elle a participé à sa fécondité, sa drôlerie et son rayonnement. En cela, le Pourim Shpil est un miroir des dimensions plurielles, contradictoires, de la culture juive ashkénaze.
Jean Baumgarten