Étude de mœurs juives. Pourim et la fête d’Esther.

Étude de mœurs juives
Pourim et la fête d’Esther

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Athalie — Racine.

Autrefois, il y avait, au mois de mars, grande animation dans Israël, à Saint-Esprit et Bayonne. La communauté qui, par son importance, l’intelligence de ses membres, sa piété et sa situation dans le monde, avait mérité le titre de Petite Jérusalem, formait alors pour ainsi dire une grande famille dont les rameaux s’étendaient a l’envi comme ceux d’un vieil arbre vigoureux, se divisant et se subdivisant pour se soutenir et se protéger, et il y avait entre tous une solidarité dont les liens se faisaient sentir même dans les plaisirs.

C’est que la fête de Pourim était proche, et Pourim était la fête de l’affranchissement et de la délivrance, en commémoration de laquelle on avait fait un carnaval pour se réjouir et s’amuser. Et les Juifs de la communauté portugaise de Saint-Esprit et Bayonne comprenaient d’autant plus ce bienfait de la liberté recouvrée, qu’ils se rappelaient qu’eux aussi, dans la personne de leurs aïeux, il y avait alors près de quatre siècles, avaient été accusés de tous les crimes, persécutés, proscrits, et que, chassés d’Espagne, après avoir vu leurs ancêtres livrés à toutes les tortures et brûlés sur les bûchers par l’Inquisition, ils étaient venus se réfugier dans ce petit coin d’au delà des Pyrénées, sur les bords de l’Adour, dans une ville que son nom désignait comme sainte, où ils avaient été reçus, recueillis, tolérés et où, leur conscience pouvant s’étaler au grand jour, ils avaient trouvé leur délivrance et usé des pratiques de la liberté.

Leurs réjouissances n’avaient donc rien que de légitime, et c’était pour eux un devoir de s’y livrer, sans compter les avantages du plaisir si utile à l’homme pour régénérer son esprit et son âme a travers les soucis de l’existence et les préoccupations des affaires. Et l’on sait que pour eux l’activité était une des conditions essentielles de leur vie qui se résumait alors, pourrait-on dire, en ces trois mots : Dieu, Famille et Travail.

Il est vrai qu’à cette époque on savait s’amuser et on le faisait naturellement et sans ostentation la simplicité de la vie, toutefois, n’excluait pas la recherche du bien-être et du confort, et dans la façon de se mettre, dans la tenue de sa personne, dans la direction de sa maison, dans les diverses circonstances de son existence, on y déployait toutes les conditions du savoir-vivre.

Donc, dès que l’hiver avançait vers sa fin, laissant aux jours qui s’allongeaient d’annoncer le terme des intempéries par des effluves printanières, on regardait le calendrier pour savoir quand était Pourim. On parlait partout de ce jour proche les femmes de ménage disposaient leurs fourneaux, les mères de famille revoyaient les toilettes de leurs enfants, les jeunes filles pensaient à la danse, les jeunes gens rêvaient de mascarades et de déguisements.

Pourim était aussi le jour des étrennes, et de même que l’on se préparait aux festins, aux réjouissances et aux amusements, on ne négligeait point la préoccupation des cadeaux. Longtemps à l’avance, entre frères et sœurs, entre parents, entre amis, on se disait « Que me donnerez-vous pour Pourim ? » Et c’était, à côté des présents sérieux, des choses utiles, de petits ouvrages que les femmes et les jeunes filles faisaient aux veillées du soir pour ceux qu’elles honoraient de leur respect, de leur sympathie ou de leur amour.

La fête, comme dans toutes les réjouissances bibliques, commençait la veille; mais déjà l’on s’y était préparé dès le samedi qui précède, et au temple l’on chantait des psaumes particuliers que les fidèles réunis répétaient en chœur. C’était le sabbat de Mi Chamocha1. Et comme il n’est pas de samedi qui n’ait son repas de famille, celui-là était plus recherché. Pour le caractériser dans Saint-Esprit, on avait inventé une chanson, car les Juifs, s’ils étaient intelligents en affaires, ne manquaient pas d’esprit, d’à-propos, et on la chantait avec ce refrain :

Sabbat de micamoche
Entrade de Pourim
Lou papoun à le broche
Le mamou aou toupin.

Sabbat de Mi Chamocha
Prélude de Pourim
Le poulet à la broche
Et la poule dans le pot.

Dans ce repas, comme dans tous ceux qui suivaient, on avait réservé les plats traditionnels que la gourmandise avait conservés, malgré les transformations du siècle dans l’art culinaire, comme en toutes choses, et l’on y servait avec recueillement le riz à l’amande, la tarte réale, les frites, les beignets en serpents, les petits pâtés à la confiture et les masses jaunes et blanches.

Ces plats, qui découlaient de la pâtisserie, n’étaient point laissés aux soins ordinaires de la cuisinière; c’était la femme de ménage, la demoiselle de la maison qui les faisait le riz à l’amande surtout, dont on pressait le jus après l’avoir pilé pour en sortir le lait, nécessitait des mains d’une irréprochable netteté et une précaution toute particulière pour le faire crémeux et lui conserver sa blancheur.

Il y avait un tour de main particulier pour pétrir et étendre la pâte des petits pâtés, les faire feuilletés et, après les avoir garnis de confitures, les dresser dans leur forme avec un coup de pousse.

C’est ainsi que de génération en génération on avait vu se succéder une cuisine succulente et qui n’avait pas d’égale dans les familles de Saint-Esprit, où l’on aimait à bien manger et où l’on savait manger. Dans ces repas aussi, on célébrait avec enthousiasme les faveurs du Très-Haut qui avait créé le fruit de la vigne et inventé la façon de faire le pain, et l’on y chantait, en des bénédictions multiples, la reconnaissance de ses créatures qui, ayant reçu la vie, avaient été pourvues généreusement dans leur existence.

Après ces préparatifs d’un carnaval qui durait depuis le Sabbat jusqu’au jour désigné par la lune pour le jour de Pourim, la veille de ce jour on allait au Temple comme en grande fête. Avec les prières ordinaires, ce soir et le lendemain on y lisait ce qu’on appelait la Meguila ou l’histoire d’Esther.

On sait que cette époque avait été l’époque d’une grande persécution pour Israël.

Nabuchodonosor, roi de Babylone, ayant défait Jéchonias, roi de Juda, l’avait amené prisonnier. Vers le même temps, un juif nommé Mardochée, personnage recommandable par ses hautes qualités, fut transféré de Jérusalem à Suze, capitale des États d’Assuérus, lequel régnait alors sur la Perse.

Mardochée avait pour nièce Esther, fille de son frère, qui, dès son bas-âge, étant restée orpheline, devint sa pupille ou plutôt sa fille adoptive. Cet homme respectable dévoua tous ses soins à l’éducation de sa nièce et les progrès qu’elle fit dépassèrent bientôt toutes ses espérances. Aux talents d’un esprit cultivé, à un jugement sain, à une piété constante et solide, Esther joignait encore une beauté rare et des grâces enchanteresses. Bientôt Assuérus, rebuté des hauteurs de la reine Vasthi, sa femme, la répudia et voulut se choisir une épouse parmi les plus belles femmes de son vaste empire.

L’aimable Esther fut du nombre de celles que l’on amena au palais pour lui être présentées mais, dédaignant l’art et la pompe empruntés de ses rivales, elle parut devant le monarque ornée de ses seuls attraits, de ses grâces et de sa modestie.

Esther fut celle qu’Assuérus préféra et fut couronnée reine elle vint s’asseoir sur le trône y portant, avec tout l’éclat de sa bonté, le charme de sa vertu.

C’est ainsi qu’elle put, un jour, alors que le favori d’Assuérus, le farouche Aman, avait obtenu du roi la mort de Mardochée et le massacre des Juifs, déjouer les sinistres projets et venger ses coreligionnaires outragés. L’histoire d’Esther, en dehors du livre de la Bible, a été souvent entreprise par différents auteurs qui tous l’ont racontée simplement, mais avec l’enthousiasme que comportait un semblable sujet. Elle a surtout inspiré le grand poète du xviie siècle, Racine, qui en a fait le texte d’une de ses immortelles œuvres, la tragédie d’Esther, devenue classique.

Par le dévouement de Mardochée et par l’influence d’Esther, les Juifs furent sauvés de la persécution qui les menaçait, des massacres qui les attendaient, et de nouveaux édits dus à leur sollicitation et à la générosité d’Assuérus, ordonnant aux gouverneurs des provinces de leur prêter main-forte, vinrent successivement leur permettre de résister à ceux qui les attaqueraient.

En mémoire de cet événement, qui eut lieu le 14 et le 15 du mois d’Adar, deux ans environ avant le rétablissement du deuxième Temple de Jérusalem, Mardochée et Esther engagèrent les Juifs à célébrer tous les ans, en la faisant précéder d’un jeûne, une fête que l’on appela Pourim, parce que le mot Pour signifie sort et que le jour des massacres projetés des Israélites avait été fixé par le sort. Telle est l’origine de cette fête, qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours et qui se célèbre tous les ans dans les temples et encore dans quelques familles.

Le jeûne d’Esther n’est pas tout à fait tombé en désuétude, et pour rappeler la reconnaissance que l’on doit à Dieu de la délivrance qu’il avait accordée à Israël, les fervents et les pieux le font encore la veille de Pourim, à côté de la célébration joyeuse de la fête en souvenir de laquelle on s’amusait et l’on se réjouissait.

Si l’on considère les fêtes des Israélites, ce sont presque toutes des fêtes patriotiques et d’affranchissement, où l’on signale la main de Dieu comme les sauvant et les protégeant, les dirigeant au milieu de l’univers et à travers les siècles. Après Pourim viennent donc les fêtes de :

Pessah. — Pâques (Passage) en souvenir de l’affranchissement d’Israël, de l’esclavage égyptien et du passage de la mer rouge.

Chebouot. — Pentecôte ou fête des semaines, en commémoration de la loi que Moïse leur transmit au nom de Dieu cette loi formée de dix commandements, si simple et si remarquable qu’elle est devenue la loi morale de tous les hommes, le Credo de toutes les religions civilisées, sur laquelle s’appuient encore le christianisme et la philosophie.

Rosch-Haschana ou des Trompettes. —Date anniversaire de la création du monde.

Soukoth ou fêtes des Cabanes. —En souvenir de l’habitation des Juifs dans le désert, où ils campèrent pendant quarante jours et en reconnaissance de la manne que Dieu leur envoya pour nourriture.

Hanouka ou des Illuminations. — En souvenir des victoires remportées sous la conduite des Asmonéens dits Machabées, de la famille sacerdotale d’Aaron, sur Antiochus Epiphanes, roi de Syrie, qui avait envahi la Palestine et souillé le Temple de Jérusalem.

Pour Pourim, à la prière du matin comme à celle de la veille, on répétait au Temple, d’après la Bible, l’histoire d’Esther, et dans le cours du récit, le peuple se laissait aller, à l’égard d’Aman, à des imprécations qu’il renouvelait par trois fois avec les mêmes cris et les mêmes trépignements quelques uns même apportaient avec eux des marteaux dont ils frappaient leurs bancs, comme s’ils allaient eux-mêmes encore procéder à l’élévation de la potence qui devait punir le calomniateur d’Israël. En ce jour, comme du reste à l’occasion de toutes fêtes, on n’oubliait pas les pauvres, et les aumônes, spécialement recommandées, tombaient largement de la bourse de ceux qui, favorisés de la fortune, avaient pour devoir de les secourir. On voulait, ce jour-là surtout, qu’ils puissent participer aux jouissances des repas et on les excusait de consacrer à la gourmandise les générosités qui, dans une autre occasion, eussent pu les aider à pourvoir à la nourriture de leur famille. Il fallait que tout le monde jouisse, il fallait que tout le monde s’amuse.

Mardochée n’avait-il pas dit « Mangez, mes amis, buvez et réjouissez vous, célébrez les jours de Pourim avec allégresse, n’oubliez point les pauvres dans vos réjouissances et envoyez des présents à ceux qui ne possèdent rien. » Et comme les gens en deuil s’abstenaient de préparatifs contraires aux sentiments tristes de leur cœur, de chez leurs amis, de chez leurs voisins, on leur envoyait beignets, frites et riz d’amande, car on désirait que les affligés ne fussent même pas sans manifestation de fête.

Pour célébrer ce jour encore en dehors des réunions au Temple et à la maison, on se groupait dans la cour de la Synagogue ou sur la place publique et l’on dansait des rondes, en chantant des complaintes qu’un spirituel chansonnier de la communauté avait écrites en patois.

Esther le bère hille
Fort aïmade dou Rey
D’un sac qu’a heit mantille2
Per venja lous parens de Jouda
E Vécimento lous parens de Nachor !

Aman, que you te plani
Lou toun sort malerous
D’habeche heit le hourque
Per te bere pendut
E Vécimento lous parens de Nachor !

Esther la belle fille
Fort aimée du Roi
D’un sac a fait une mantille
Pour venger les parents de Juda
Béni soient les parents de Nachor !

Aman, que je te plains
Dans ton sort malheureux
D’avoir fait la potence
Et de t’y voir pendu
Béni soient les parents de Nachor !

(Becimen-tob, d’un bon présage).

Puis, c’étaient des mascarades et des déguisements faits par la jeunesse, allant et venant de chez les uns chez les autres, et le soir, dans le monde plus relevé, des bals et soirées où jeunes filles et jeunes garçons se livraient à leurs ébats. Quelquefois même on organisait par souscription un grand bal on la société de la ville ne dédaignait pas de se rendre.

Aujourd’hui, il semble que rien ne soit resté de toutes ces pratiques religieuses et de tous ces usages mondains. Les familles nombreuses sont devenues plus rares, il est vrai, et ces mœurs patriarcales que motivait le groupement des générations à côté les unes des autres n’existent plus. Les anciens vont en disparaissant peu à peu et les enfants appelés par l’exercice de leur vie civile à prendre d’autres carrières que celles du commerce dévolu à leurs pères et auxquels ils succédaient, s’éloignent du foyer paternel, se dispersant, recevant une instruction qui les oblige à se mêler dans le mouvement du monde où ils sont appelés, dans l’industrie, dans les professions libérales, dans les fonctions publiques, dans l’armée ou dans les arts. Loin de la famille, dont ils se détachent de bonne heure, ils perdent ainsi peu à peu la pratique des traditions dont ils ne sont plus les témoins, et ils oublient jusqu’à leur histoire que l’on a souvent négligé de leur apprendre et dont un jour ils ne se douteront même pas.

Cette histoire, cependant, ne serait pas indifférente à connaître et à rappeler, car elle est, avec la Bible, qui l’a conservée à travers des siècles comptant déjà, réunis les uns aux autres, plus de cinq mille ans l’histoire où l’on peut, aux diverses époques de la vie d’Israël, si éprouvée et si tourmentée dans ses évolutions diverses, puiser des enseignements de toutes sortes, des avertissements utiles et des consolations fortifiantes, parce qu’on y voit partout l’origine de toutes choses créées et dirigées par la main de Dieu qui, encore, mène les hommes dans leurs agitations successives à travers le monde à la poursuite de leur vie physique, en vue de la satisfaction de leurs aspirations morales.

Il est encore cependant de rares exceptions où, malgré le revirement des mœurs qui a imposé son niveau social, il reste quelques souvenirs épars des anciennes traditions. C’est que là, la famille ne s’est pas complètement disloquée. Il y existe encore des vieillards qui portent haut leur drapeau familial et y appellent, pour s’y grouper autour, les générations auxquelles ils ont donné naissance. Si l’on n’y retrouve pas, dans leur originalité antique, les usages mondains de plaisirs, de danses et de mascarades, on y a conservé les pratiques des présents, de la charité et de la religion. Comme ces vieillards ne peuvent aller au Temple se mêler, comme autrefois, au culte public qui remémore, avec la cérémonie particulière de Pourim, l’histoire d’Esther et de l’affranchissement des Juifs au temps de Xerxès, c’est à leur maison qu’on vient le matin de ce jour leur faire entendre la Méguila. Cette année, comme déjà depuis bien des années, il nous a été donné d’assister chez eux3 à cette lecture et, comme toujours, la réunion qui en a été l’objet, formée de tous les membres de la famille, a éveillé en nous des émotions diverses avec les souvenirs de ceux qui nous ont précédés dans l’éternité et qui manquaient à l’appel, des impressions de satisfaction en retrouvant encore ce que nous avions vu au temps de notre enfance, les générations à côté les unes des autres pour écouter les louanges du Seigneur et formant cette chaîne d’amour et de solidarité dont les anneaux semblaient rivés les uns aux autres pour s’aimer et s’entr’aider.

C’est au salon que l’on avait préparé la table de lecture : autour se tenaient les plus jeunes, les enfants prêts à écouter plus loin étaient assis les raisonnables disséminés avec leurs ascendants dans les coins, entourés, les doyens formaient groupes. Le Hazan4 arrivé se met à la place qui lui avait été préparée, et déployant sa Méguila5 deux des moins âgés des enfants vinrent l’assister tenant le rouleau où était écrit sur parchemin et en hébreux l’antique et solennelle histoire, l’un pour le dérouler, l’autre pour l’enrouler à mesure que la lecture se poursuivait. De sa puntille d’argent6 il marqua le début et, peu à peu, de sa voix récitative, il suivit les lignes, de paragraphe en paragraphe, soulignant les passages qui, par l’importance du sujet, nécessitent une attention plus spéciale. Et quand, arrivé à ce point du récit où Aman, dévoilé dans ses sinistres projets, va être condamné à la potence qu’il avait lui-même fait préparer pour son ennemi, le mot de Aman, Aman, Aman est renouvelé par trois fois : ce sont des cris joyeux et indignés des enfants qui viennent le répéter à l’envi au milieu de leurs trépignements.

Mais la lecture est finie, le parchemin est roulé, le recueillement n’est plus imposé, chacun se lève et les enfants sont rendus à leur liberté. Alors commence une cérémonie d’où le souvenir religieux est exclu, celle des cadeaux échangés. On va dans la pièce voisine et l’on en rapporte des paniers, des paquets, des boîtes, des enveloppes que l’on distribue et que l’on échange. Ce sont de toutes parts des cris, des exclamations, des mercis, et, quand chacun a reçu, qui un objet de toilette, qui un bijou, qui un cadeau utile, les petits enfants prennent des mains de leurs vieilles grand’mères des boîtes petites dissimulant un souvenir qu’on aurait appelé autrefois doré et trébuchant, car on pesait les monnaies pour savoir si elles étaient courantes et de bon aloi. Personne n’était oublié, et dans l’échelle de la famille on avait déjà compté les institutrices et les domestiques.

Mais l’heure avancée ne permettait pas qu’on s’attarde, il fallait regagner son chez soi et l’on partait les bras chargés et les poches pleines, disant à ceux qui, de la maison et les auteurs de cette matinée si bien remplie, restaient heureux et satisfaits en embrassant leurs arrière-enfants « Adieu et à l’année prochaine. »

Et cette année prochaine, que Dieu mesurait depuis déjà bien longtemps, reviendrait-elle pour tous ! Déjà beaucoup étaient partis ; les aînés qui restaient encore sur le chemin étaient bien âgés ! En observant, on pouvait compter, portant la tête haute, l’œil vif, l’esprit sans défaillance et le cœur bien placé, cinq vieilles douairières de 89, 85, 83, 79 et 78 ans, un chef de famille de 80 ans, droit et fier comme un jeune homme. Ils formaient l’avant-garde de la première génération. À leur suite marchait la deuxième génération, .en couple ou isolée, marquant de 63 à 70 ans puis venait la troisième, se plaçant déjà dans la catégorie des couples sérieux et allant de 35 à 50 ans. Enfin arrivaient les jeunes et les enfants avec leurs sourires, et ceux-ci grandissaient, se développant, s’épanouissant, car ils avaient déjà 13, 15, 17 et 18 ans. Les garçons suivaient intelligemment leurs études au lycée et marchaient vaillamment dans la carrière comme leurs devanciers les filles, enfants hier, demoiselles aujourd’hui, portaient déjà coquettement la toilette et se marieraient bientôt pour devenir à leur tour mères de famille. Tout ce monde se souviendrait-il toujours de la matinée dans laquelle il avait été acteur ? Le grain toutefois avait été jeté dans l’esprit des jeunes, et il s’y conservera comme un point lumineux auquel peut-être quelques-uns, en se rappelant les joies qu’ils ont éprouvées dans la famille et au souvenir des traditions de la religion, viendront un jour se raccrocher, pour se sentir encore vivre, y cherchant l’espérance d’une consolation à toutes les amertumes que l’on trouve dans le vallon de larmes qu’on appelle la vie. On peut dire que les fêtes des Israélites, avec leurs réunions patriarcales, sont les forteresses du sentiment religieux.

Ces usages conservés encore dans une famille qui, par la force inévitable de la nature et des choses, se disloquera un jour, sont comme l’image des dernières cartouches qui défendent encore le boulevard de la religion, mais hélas ! sans espoir de le voir se maintenir intact dans l’avenir, car le temps, avec son imperturbable régularité, marche, marche toujours, transformant et détruisant tout ce qui est, tout ce qui sera, exécutant en bien comme en mal les impénétrables décrets de la divinité.

Henry Léon. Bulletin de la Société des sciences et arts de Bayonne. Biarritz, 20 Mars 1900.


1. « Qui est semblable à toi ! » Invocation par laquelle on commençait certains passages de la prière.

2. Allusion au sac que Mardochée portait sur ses épaules en signe de deuil les jours qui suivirent le décret du Roi et le manteau de cour dont il fut revêtu quand il sortit du palais après la condamnation d’Aman.

3. Chez Mme Eugène Léon, grand’mère de 83 ans, nièce de M. Auguste Furtado, cousine-germaine de Mme Furtado-Heine et belle-mère du docteur C. Delvaille.

4. Officiant.

5. Rouleau.

6. Petite baguette d’argent terminée par une main avec son doigt indicateur.

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