Introduction à La Reine Esther, tragédie provençale

Le texte que l’on peut lire ici est l’introduction à l’édition de 1877 de la Tragediou de la Reine Esther, publiée quelque cent ans plus tôt. Il est intéressant à plus d’un égard, en cela qu’il brosse non seulement la genèse « religieuse » de cette œuvre, mais sa fonction consolatrice pour les Juifs du Comtat Venaissin qui subissaient les vexations de leur environnement, et que ce texte relate (à se demander d’ailleurs si le sous-titre tragédie provençale ne fait pas allusion à la situation du public contemporain à l’écriture de cette pièce plutôt qu’à ses personnages historiques…). On y trouvera aussi des informations sur le provençal comtadin et son abâtardissement du fait de l’influence croissante du français.

Introduction à l’édition unique de 1774 de
La Reine Esther, tragédie provençale de Mardochée Astruc
par Ernest Sabatier. Nîmes, 1877.

La Tragediou de la Reine Esther, en provençal comtadin, n’a été mentionnée par aucun bibliographe; elle est aujourd’hui d’une extrême rareté.

À Carpentras, où cette pièce a été représentée pendant le courant du xviiie siècle, et où, sans doute, elle a été imprimée, il n’en existe actuellement qu’un seul exemplaire qui se trouve à la bibliothèque municipale, et qui provient des livres de M. le docteur Barjavel, l’auteur de la Biographie vauclusienne1.

Ce livre est un petit in-12, dont le titre, écrit à la main, porte :

La Reine Esther, tragediou en vers et en cinq actes, à la lenguou vulgari, coumpousadou à la manière dei Juifs de Carpentras. — À la Haye, chez les Associés.

Le docteur Barjavel prévient, dans une note, que le titre a été transcrit « d’après une espèce de fac-similé fourni par M. L. de Crozet de Marseille, qui croyait être le seul possesseur de cette pièce. »

Un avis au lecteur, imprimé à la fin du volume, nous apprend que la tragédie a été composée par l’illustre rabbin Mardochée Astruc, de la ville de L’Isle, et perfectionnée et augmentée par le très-digne rabbin Jacob de Lunel, de la ville de Carpentras, le 15 Tevet, an de la création du monde 5535 (18 décembre 1774).

La langue dans laquelle la tragédie est écrite, et surtout les circonstances au milieu desquelles elle était représentée, nous ont engagé à la tirer de l’oubli, et à la faire connaître aux personnes qui s’intéressent aux mœurs et aux souffrances d’un peuple qui, il y a cent ans à peine, était encore banni du milieu des nations ou relégué dans les juiveries. Mais auparavant il nous semble nécessaire, pour placer la tragédie dans son cadre historique, de donner quelques détails sur la célébration de la fête d’Esther et sur la situation des Juifs du comté Venaissin vers la fin du xviie siècle et le commencement du xviiie.

I

Depuis l’époque de la rédaction du livre canonique d’Esther, c’est-à-dire environ trois cents ans avant Jésus-Christ, les Juifs ont considéré comme faisant partie des chroniques d’Israël le roman de cette jeune fille qui, grâce à sa beauté et à la protection d’un eunuque du sérail de Xerxés (Assuérus), arriva à la toute-puissance et devint, en suivant les conseils de Mardochée, son oncle et son père adoptif, la libératrice de son peuple et l’instrument de ses vengeances.

Dans le chapitre IX de la Méguilah d’Esther2, il est dit que Mardochée envoya des lettres â tous les Juifs qui habitaient les provinces du roi Ahaschvérosch (Assuérus), pour établir et faire célébrer tous les ans, le 14 et le 15 du mois d’Adar, l’anniversaire des jours où les Juifs avaient été délivrés de leurs ennemis, et du mois où, pour eux, « la tristesse s’était changée en joie, les jours de deuil en jours de fête, » leur recommandant de faire ces jours-là des festins, de se livrer à la joie, d’envoyer des présents à leurs amis et de faire l’aumône aux pauvres. Car Haman fils d’Hamdatha, l’Aguaguite, persécuteur des Juifs, avait résolu de les anéantir et avait consulté le Pour, c’est-à-dire le sort, afin de fixer le jour où il devait les exterminer. C’est pourquoi on nomme ces jours Pourim, du mot persan Pour. « Les Juifs, ajoute le texte sacré, résolurent de célébrer ces deux jours, selon ce qui était prescrit et à l’époque fixée, de génération en génération, dans chaque famille, dans chaque province et dans chaque ville, afin que les jours de Pourim ne soient pas abolis parmi les Juifs et que le souvenir s’on perpétue dans leur postérité. »

Les Juifs de nos jours suivent encore, avec la plus grande exactitude, les prescriptions de Mardochée.

Le treizième jour du mois d’Adar (le douzième mois de l’année hébraïque3 ; il commence à la lune de Mars) on observe le jeûne qu’Esther, avant de se présenter devant Assuérus pour lui demander la grâce de son peuple, avait prescrit aux Juifs de Suse et à ses compagnes. Au coucher du soleil, les fidèles se rendent au temple pour réciter les prières du soir (Arbith). Parmi ces prières, une des plus importantes, la Amidah, est une suite de dix-huit bénédictions composée selon Maïmonides par Esra pour les enfants de ceux qui, emmenés en captivité par Nabuchodonozor, étaient nés sur la terre étrangère et commençaient à oublier la langue nationale. Cette prière, récitée à voix basse, par toute l’assemblée debout, les pieds joints et les bras croisés sur la poitrine, se termine par ces mots que les fidèles disent en faisant trois pas en arrière: « Dieu, qui fait la paix dans les cieux, l’accordera dans sa miséricorde à nous et à tout Israël, et dites amen. »

Après la dix-septième bénédiction, on intercale le Al Hannisim (pour les miracles) de Pourim. Cette action de grâces, spéciale à la fête d’Esther, emprunte son nom aux deux premiers mots qui la composent :

« Seigneur, nous te rendrons grâce pour les miracles, les merveilles, les délivrances, les combats, les victoires que tu as faits en faveur de nos pères dans ces temps et à cette époque. Aux jours de Mardochée et d’Esther, à Suse, la capitale, s’éleva contre nous l’impie Haman, pour détruire, tuer, anéantir tous les Juifs jeunes et vieux, femmes et enfants, en un seul jour, le treizième jour du douzième mois, qui est le mois d’Adar, et livrer leurs biens au pillage. Mais toi, dans ta grande miséricorde, tu as détruit ses projets, tu as anéanti ses complots, tu l’as traité comme il le méritait : il fut pendu à un arbre lui et ses fils. Tu as fait des miracles et des merveilles, nous louerons ton nom. »

Après la récitation des pioutims (poésies) et des fragments de psaumes qui font partie de l’office ordinaire, le ministre officiant (‘Hazzan) déroule la Méguilah d’Esther et en fait la lecture à haute voix. L’assemblée entonne ensuite le chant suivant :

Béni sois-tu, Adonaï, notre Dieu, roi éternel, toi qui plaides nos causes,
Qui as jugé nos différends et exercé nos vengeances,
Qui rends à nos ennemis ce qu’ils nous ont fait,
Et nous délivres de nos adversaires.
Béni sois-tu, Adonaï, qui délivres ton peuple Israël
De tous ses ennemis; ô Dieu Sauveur !
Maudit soit Haman ; béni soit Mardochée.
Maudite soit Zéresch ; bénie soit Esther.
Maudits soient les méchants; béni soit Israël.
Et qu’en même temps on se souvienne de ‘Harbona en bien.

Pendant la cérémonie, toutes les fois que le nom de l’impie Haman est prononcé, les fidèles frappent du pied en signe de réprobation, les enfants poussent des cris, frappent sur les bancs ; il se produit alors dans le temple un bruit semblable à celui que l’on entend dans les églises catholiques le mercredi de la Semaine Sainte à l’office des Ténèbres, lorsque le célébrant, après avoir récité à voix basse l’oraison Respice, retire le dernier cierge qui représente le Christ.

La journée du lendemain est consacrée à la joie, aux festins et à la danse. Les familles se visitent, se font des cadeaux, et les indigents ne sont pas oubliés. La fête du troisième jour, étant particulière à Suze, porte dans le rituel le nom de Schouschan pourim, le pourim de Suze ; mais dans le Comtat, comme les femmes juives avaient coutume de suspendre leurs travaux ce jour-là et de se réunir entre elles, on la désignait sous le nom de Pourim des femmes, lou Pourim dei fumo.

Les Juifs trouvèrent dans le récit de la chronique d’Esther non-seulement l’institution d’une fête patriotique, mais encore une source abondante de consolations et d’espérance. Pour y faire participer les humbles et les illettrés, tous ceux enfin qui no pouvaient pas lire la Méguilah dans le texte sacré, le rabbin Mardochée Astruc, de L’Isle-sur-Sorgues, transporta sur la scène en langue vulgaire toutes les péripéties de la légende biblique : la conjuration d’Haman, le triomphe de Mardochée et la délivrance du peuple de Dieu. L’histoire d’Esther, mise ainsi à la portée de tout le monde, fut représentée dans les juiveries du comté Venaissin et devint une des réjouissances de la fête de Pourim. Jacob de Lunel, rabbin de Carpentras, « perfectionna et augmenta » l’œuvre de Mardochée et en 1774 elle fut imprimée « afin que chacun pût l’avoir pour une petite somme et célébrer les ouvrages du Seigneur. » C’est sous cette forme qu’elle est parvenue jusqu’à nous et qu’elle fut dès lors représentée dans les juiveries du comté Venaissin.

II

Les Juifs comtadins purent ainsi oublier un instant les misères dont ils étaient accablés et, dans l’attente d’une nouvelle délivrance, supporter plus patiemment leur situation précaire. En effet, sans cesse en butte au fanatisme de la multitude et aux insultes des enfants, poursuivis avec acharnement par la jalousie des marchands chrétiens, ils ne durent d’être tolérés sur le territoire pontifical qu’à l’intervention chèrement rétribuée de personnages haut placés à Rome et à Avignon.

La redevance annuelle qu’ils payaient à la mense épiscopale comme vassaux de l’évêque ne s’élevait qu’à la somme de 85 livres ; mais, outre les impôts ordinaires et les contributions en faveur des hôpitaux des villes et de quelques-uns de leurs habitants4, les nombreuses permissions qu’ils étaient obligés d’acheter pour se soustraire à toutes les entraves des règlements, et les sommes énormes qu’ils faisaient sans bruit parvenir aux vice-légats, ils étaient frappés de toutes sortes de tributs : 25 livres tournois lors de l’intronisation de l’évêque, pour son voyage à Rome, s’il est pris ou chassé de son palais, s’il fait une acquisition de plus de cent livres5 ; à la réunion des états, 8 livres patas6 aux valets de l’évêque de Cavaillon, autant aux valets de l’évêque de Vaison, autant aux valets du seigneur élu des seigneurs vassaux, et quand se tient l’assemblée « tant seulement la moitié moins (1690) ; » 500 écus et une pension de 35 écus pour l’exemption des corvées et de la garde (1652) ; contribution pour la levée des troupes ordonnée par le pape (1708); contribution pour l’entretien de la maréchaussée, etc., etc.; obligation de faire présent de douze livres de sucre aux épouses de MM. les Consuls quand elles accouchent (ce présent devait aussi avoir lieu quand elles faisaient des fausses couches, et était double s’il survenait deux enfants). Dans les actes de la ville de 1629 à 1651, les Consuls concèdent acquit au profit de la carrière7 des Juifs de septante livres pour chacun des Consuls de bon et beau fromage d’Auvergne et de Servière vieux, moitié l’un, moitié l’autre, pour présent ordinaire que la carrière a coutume de faire annuellement aux Consuls à la Noël. Les septante livres de fromage furent remplacées par le payement de 22 livres 15 sols à chacun des Consuls8.

On peut donc dire, sans être taxé d’exagération, que les Juifs étaient considérés comme une matière imposable à merci. Tel était le secret de la politique pontificale. En France le gouvernement royal les chassa, et, après les avoir dépouillés, poursuivit leurs débiteurs au nom du trésor ; la Cour de Rome, plus avisée, loin de tuer la poule aux oeufs d’or, la mit en cage.

Malgré leurs lourdes charges, les Juifs, seuls détenteurs du numéraire au milieu d’une population presque exclusivement agricole, virent leur nombre et leurs richesses s’accroître de jour en jour. « Ils sont si forts enrichis, — dit Expilly dans son Dictionnaire des Gaules, —qu’on en compte plusieurs qui possèdent plus de cent mille livres, soit en bien de commerce, soit en constitution de rente ; ce qui, joint à l’usure qu’ils exercent sans remords, les rend plus riches que bien des gentilshommes du pays. Aussi on voit avec peine infinie que des hommes aussi vils, qui n’ont été reçus qu’en qualité d’esclaves, aient des meubles précieux, vivent délicatement, portent de l’or et de l’argent sur leurs habits, se parent, se parfument, apprennent la musique instrumentale et vocale, montent à cheval par pure récréation, soient servis par des chrétiens de l’un et l’autre sexe ; en un mot, donnent dans un luxe prodigieux en tout genre. » Ces sentiments de haine et d’envie se traduisirent par des insultes journalières et suscitèrent des soulèvements et des crimes dont les rituels comtadins ont gardé le souvenir.

Dans les premières années du xviie siècle, les états du comté Venaissin demandèrent, sur les réclamations réitérées des marchands chrétiens, l’expulsion des Juifs du territoire pontifical et l’application de la bulle de Paul V : Hebraeorum gens, qui en 1569 les avait bannis sous prétexte d’usure, de prostitution et de magie. (Plerique etiam, specie tractandae rei proprio exercitio convenientis, honestarum mulierum domos ambientes, multas turpissimis lenociniis praecipitant ; quodque omnium perniciosissimum est, sortilegiis, incantationibus magicisque superstitionibus et maleficiis dediti.)

Cette bulle n’avait pu être mise à exécution à cause de l’impossibilité où s’étaient trouvés les débiteurs de se libérer dans les six mois qui avaient été accordés aux Juifs pour quitter le pays.

Le 8 novembre 1624, le recteur Racagna, sur une lettre du cardinal-légat François Barberin, leur assigna comme résidence spéciale les carrières de Carpentras, de Cavaillon et de L’Isle9. Ces trois carrières, réunies à celle d’Avignon, formèrent les quatre saintes communautés.

L’année suivante (1625) les États obtinrent enfin de Rome l’expulsion totale des Juifs ; mais, comme un délai de trois mois avait été fixé pour le recouvrement de leurs créances, les États demandèrent eux-mêmes un sursis de trois ans à l’expiration duquel les Juifs continuèrent à être tolérés sur le territoire, et eurent même la faculté d’habiter dans les localités qui n’avaient pas de juiverie.

En 1653, un règlement du vice-légat Cursi, révoquant toutes les autorisations précédemment concédées, leur enjoignit de se retirer dans les carrières de Cavaillon, de L’Isle et de Carpentras, dans les huit jours à partir de la publication à son de trompe du règlement, sous peine de cinq cents écus d’amende. Il leur fut défendu en même temps de prendre aucunes fermes ni arrentements d’aucuns biens fonciers, soit en leur nom, soit sous un nom supposé. Pour les surveiller avec plus de facilité, un règlement de 1658 leur défendit, sous peine du fouet, de passer la nuit en dehors de leurs rues sans la permission du vice-légat, de l’archevêque ou de son vicaire-général, et obligea les propriétaires et les locataires à murer les ouvertures qui mettaient en communication les maisons habitées par les Juifs avec les maisons des Chrétiens, sous peine de la confiscation de la maison ou d’une amende s’élevant à sa valeur, et en outre, pour les Juifs, de la peine du fouet10.

Ces mesures rigoureuses eurent, comme on devait s’y attendre, des conséquences funestes pour le commerce des communautés. La plupart de leurs débiteurs en profitèrent pour se soustraire à leurs engagements ou pour différer le payement de leurs créances. Un grand nombre de familles juives furent réduites au plus complet dénuement.

Les baillons (baillis, chefs) des trois carrières se rendirent à Avignon pour présenter leurs doléances au vice-légat. Ils se plaignirent qu’ils étaient sur le point de voir leurs familles mourir de faim, s’il ne leur laissait pas la faculté de séjourner plusieurs jours dans les villes et les villages du Comtat, et s’il ne les autorisait pas à y louer des chambres pour passer la nuit et s’épargner ainsi la dépense trop élevée des hôtelleries, où ils étaient souvent maltraités11.

Le 13 novembre 1657, le vice-légat Conti, accédant à leur demande, donna l’autorisation aux Juifs et Juives qui, pour le besoin de leurs affaires, étaient obligés d’aller dans les villes ou villages du Comtat, d’y louer des chambres et d’y séjourner durant trois jours par mois, non compris le jour d’arrivée et de départ. Mais il leur fut sévèrement interdit, sous peine de mille francs d’amende par chaque contrevenant, applicables au fisc de Sa Sainteté et autre arbitraire, de se trouver hors de leurs carrières pendant le jour de la Nativité ainsi que deux jours avant et après, pendant la Semaine Sainte, les fêtes de Pentecôte, la Fête-Dieu, et surtout le jour du sabbat et les autres fêtes juives qui ne pouvaient être célébrées que dans les carrières12.

Un curieux différend, qui s’éleva à Carpentras entre l’évêque et le recteur et fut le prélude des contestations qui amenèrent la disgrâce et finalement le rappel de ce dernier, nous renseigne sur la manière dont on séquestrait les Juifs pendant la célébration de leurs fêtes religieuses.

Ces sortes de conflits n’étaient pas rares dans un État où se heurtaient sans cesse les prérogatives opposées des vice-légats, des évèques et des recteurs.

L’évêque Laurent Butii éleva la prétention de faire garder la carrière pendant les fêtes de Pâques de 1698 par la compagnie des sergents qu’il venait d’organiser. Ce prélat se prévalait de ce que les Juifs avaient été de tout temps soumis, comme vassaux, à la juridiction épiscopale, et que tout dernièrement encore ils étaient venus lui demander la permission de se servir des chrétiens, depuis le mercredi de la Semaine Sainte jusqu’au samedi, pour leur porter de l’eau, du feu et autres choses nécessaires. Pour s’opposer aux empiétements de l’évêque, le recteur Flavius Barbarossa fit dresser procès-verbal par le greffier on chef de la cour suprême de la rectorie, à l’effet de constater que cette année-là, comme les années précédentes, la carrière avait été gardée par ses sergents et que ceux-ci avaient même l’habitude d’assister à toutes les cérémonies juives, telles que funérailles, circoncisions, etc.

Le 25 mars, sur l’ordre du recteur, le sous-viguier et quatre sergents se transportent à la carrière des Juifs. À six heures du soir, le grenier de la rectorie se rend sur les lieux et ordonne au portier Jean de Base, dit Cacole, de remettre les clefs aux sergents. Ceux-ci, après avoir fermé la porte de la place de la juiverie, à la réserve de la poterne, font la garde jusqu’à nuit close, tandis que deux d’entre eux se tiennent à la porte opposée. La nuit venue, les sergents retournent au palais de la rectorie, rendent compte de leur mission, et reçoivent du recteur l’ordre de faire le lendemain pareille garde.

Le 26, le sergent trompette et crieur public de Carpentras proclame à haute et intelligible voix, son et cri de trompe précédant, dans tous les carrefours de la carrière des Juifs, que par mandement du recteur et à l’instance de noble et illustrissime messire l’avocat et procureur général de N. S. P., il est défendu aux Juifs de sortir de la carrière jusqu’à samedi prochain deux heures de l’après-midi, sous peine de la prison et autre arbitraire.

Le 27, le recteur fait dresser procès-verbal de l’enterrement d’un juif. Le vice-greffier s’étant transporté à la porte de Mazan, constate qu’un sergent de la rectorie accompagne le convoi.

Le 28, le vice-greffier fait savoir aux baillons et aux Juifs assemblés par ordre dans l’escole (la synagogue), et déjà consignés dans leur carrière jusqu’au lendemain samedi à deux heures de l’après-midi, que le recteur leur interdit d’en sortir jusqu’à nouvel ordre sous peine de la prison et autre arbitraire. Ce jour-là, celui-ci fait constater par déposition de témoins que, contrairement à la prétention des sergents de l’évêque, les sergents de la rectorie ont toujours assisté aux circoncisions, mariages, enterrements et autres cérémonies juives, pour éviter les inconvénients et les désordres qui pouvaient s’y produire.

Le 31, la provision d’eau qui avait été faite étant épuisée, les baillons Mossé Laroque et Isaac Naquot vont supplier le recteur de les autoriser à sortir de la carrière, et de leur faire remettre les clefs des portes qui sont entre les mains des sergents. Il accède à leur demande, et fixe les peines et vacations prises par les cinq sergents pour la garde des portes pendant trois jours à deux écus et demi patas. ‘

Un procès-verbal de l’année suivante (1699) nous apprend que le mercredi saint, 15 avril, les mêmes mesures furent prises par le recteur, et que les sergents gardèrent les portes de la juiverie jusqu’au samedi saint deux heures après midi13/

Quoique les documents que nous venons de résumer ne s’occupent que de la Semaine Sainte, il est hors de doute que la même surveillance s’exerçait pendant les autres fêtes religieuses, et principalement pendant la fête de Pourim qui se terminait par des manifestations joyeuses, des danses et des travestissements, et dans laquelle une représentation dramatique était donnée en plein air au milieu de la carrière de Carpentras.

La communauté de cette ville était la plus importante du comté Venaissin. Le quartier qu’elle habitait, et que les Juifs désignaient sous le nom de Messilah (le sentier), lui avait été concédé par le conseil municipal le 21 octobre 1486. Il était fermé à ses deux extrémités par des portes, conformément à la bulle de Paul IV, cum nimis absurdum, et consistait en une seule rue étroite au milieu de laquelle s’ouvrait une impasse en forme de parallélogramme, connue sous le nom de la foundudo (la profonde), où se trouvait le four qui servait à faire cuire les pains azymes de Pâque.

De nos jours une large voie ouverte sur cet emplacement a donné de l’air et du soleil à ce quartier insalubre. Vers le milieu du xviiie siècle sa population s’élevait à environ deux mille âmes. Il était interdit à cette population qui ne cessait de s’accroître de franchir les barrières de l’enclos ; aussi les Juifs furent-ils obligés d’exhausser de plus en plus les maisons de la Messilah en ajoutant étage sur étage, pour racheter on hauteur l’espace qui leur était refusé en superficie; celles qui subsistent encore de nos jours, construites sur un modèle à peu près identique, peuvent donner une idée de la physionomie de la Messilah au siècle dernier. Ces maisons avaient de quatre à cinq étages qui appartenaient en général à des propriétaires différents; des communications ménagées entre elles permettaient aux habitants d’échapper en cas d’émeute à la poursuite de leurs agresseurs. De hautes fenêtres, sans aucune saillie extérieure, laissaient pénétrer dans les appartements le peu de jour que fournissait l’étroite rue ; le rez-de-chaussée était occupé par des boutiques surbaissées où les Juifs tenaient les marchandises que les règlements leur permettaient de vendre ; une petite porte cintrée, précédée de quelques marches, laissait voir à l’intérieur un escalier à quartiers tournants qui conduisait aux étages supérieurs. Il y avait cependant un grand nombre de maisons auxquelles on arrivait par une allée longue et obscure aboutissant à une cour où s’entassait la population misérable de la communauté. Parmi ces cours la seule qui fut dallée a conservé, dans le souvenir des Juifs de Carpentras, le surnom de son propriétaire : elle était appelée lou barda de Cacan (le pavé de Cacan). On y entrait par une allée qui se trouvait entre la foundude et la sortie de la Messilah vers la porte de la ville dite de Mazan.

À quelques pas de la porte de l’ouest qui donnait sur la place de la juiverie, la Messilah faisait subitement un angle droit au fond duquel se trouvait le Muveou (Miqveh), c’est-à-dire la piscine où les femmes juives allaient faire les ablutions prescrites par la Loi et le Talmud. Tout auprès un escalier conduisait à l’escole (la synagogue). Ce temple sert encore aujourd’hui au culte ; sa façade est d’une apparence modeste et se distingue peu des maisons qui l’avoisinent. Pour obtenir la permission de réparer le petit escalier de sa porte d’entrée, la communauté fut obligée de verser la somme de huit cents livres entre les mains de Monseigneur Dom Malachie d’Inguimbert. Ce savant prélat, qui a laissé dans sa ville natale de si grands souvenirs de son administration et de sa munificence, avait déjà, au commencement de son épiscopat, fait connaître aux Juifs toute l’étendue de son pouvoir. La synagogue, dont les dimensions avaient été fixées en 1367 par l’évêque Jean Rogier, était devenue trop étroite pour contenir le nombre toujours croissant des fidèles, et la communauté, plus riche et plus prospère, désirait depuis longtemps en posséder une plus somptueuse. Elle parvint enfin à prix d’argent à obtenir du vice-légat l’autorisation d’en bâtir une nouvelle. Le plan fut confié à l’ingénieur Antoine d’Allemand, l’architecte de l’Hôtel-Dieu et de l’Aqueduc (1743)14. Pendant que- l’édifice se construisait, il vint aux oreilles du prélat qu’au grand scandale des Chrétiens les Juifs s’enorgueillissaient de ce que leur temple s’élèverait au-dessus de Saint-Siffrein et de l’église des Visitandines qui étaient dans les environs. Inguimbert leur enjoignit d’avoir à cesser sur-le-champ les travaux. Soutenus par le vice-légat, les Juifs ne tinrent pas compte des ordres de l’évêque ; Inguimbert alors envoya à Rome un secrétaire de l’évêché pour porter sa plainte devant la congrégation du saint-office. Dès qu’il apprit que la congrégation avait approuvé sa conduite et qu’il fut sûr de son appui, il convoqua tous les maçons de la ville, les conduisit dans la Messilah et présida lui-même à la démolition du temple15.

La Messilah faisait après l’escole un nouvel angle et se dirigeait en droite ligne vers la porte opposée en laissant la foundudo à droite. Entre la foundudo et l’allée de cette porte, non loin du barda de Cacan, la Messilah s’élargissait et formait une place qui servait à la communauté de lieu de réunion et de promenade.

C’est sur cette place que tous les ans, le jour de Pourim, après le repas du soir, la tragédie d’Esther était représentée. Rien n’était négligé pour rehausser l’éclat de cette fête à laquelle prenait part toute la population de la Messilah. Une haute estrade couverte de tapis, adossée au mur du fond, servait de théâtre ; les acteurs improvisés cherchaient à se distinguer par la richesse de leurs costumes, et les spectateurs, groupés sur la place autour de la scène, ou bien du haut des fenêtres des maisons voisines, comme d’autant de loges, assistaient à la représentation, et, sous la garde des sergents du recteur, applaudissaient avec enthousiasme au triomphe de Mardochée et au châtiment infligé aux ennemis d’Israël.

La Tragédie d’Esther cessa d’être jouée lorsque l’assemblée du comté Venaissin, adhérant â la Déclaration des droits de l’homme faite par l’Assemblée nationale de France, accorda aux Juifs les droits civils (28 octobre 1790), et décréta qu’ils cesseraient d’être distingués par l’ignominieux chapeau jaune que le décret de Clément VII (1527) leur imposait de porter dès l’âge de treize ans.

L’année suivante (14 septembre 1791), les États d’Avignon et le comté Venaissin furent réunis à la France ; les Juifs dès lors quittèrent en grand nombre les juiveries comtadines et vinrent porter leur industrie à Marseille, à Aix, à Nimes, etc.

III

La note qui est à ela fin de la tragédie nous apprend qu’elle fut composée par Mardochée Astruc de L’Isle, mais ne nous fait pas connaître l’époqu de sa rédaction primitive.

Zunz, dans un chapitre consacré aux rabbins provençaux16, se borne à dire que Mardochée vivait vers la fin du xviie siècle et qu’il composa le Nischmath, dont nous parlons plus loin. Quant à Jacob de Lunel, le savant allemand se trompe en le confondant avec un médecin du même nom qui vivait à Carcassonne dans le courant du xive siècle17. On trouve de ce rabbin, dans le Seder hatthamid, 1,7818, une complainte qui se récitait le lundi et le jeudi à l’office du matin et dont voici le titre : « Té’hinah (complainte), composée par le sage, le parfait, la couronne des vieillards, maître Jacob de Lunel ; les initiales des versets sont : Jacob Iar’hi19. »

Les rituels comtadins nous ont conservé deiux poésies qui portent le nom de Mardochée Astruc. L’une d’elles se trouve dans le Seder learba tzoumoth20, pag. 139 v., et porte seule la date de sa composition. Cette pièce appartient au genre d’hymnes que la synagogue appelle Nischmathim parce que chaque strophe commence par le mot nischmath (âme). Elle est précédée de ce titre : « Nischmathim composés sur le miracle fait en notre faveur le 9 nissan, 5442 de la création (mars-avril 1682) à propos du Juif qu’ont tué les Chrétiens21, par l’honorable ‘hakam (sage) Mordekaï Astruz ; son nom se trouve en tête des strophes. » Le cadavre d’un Juif assassiné avait été retiré des eaux du Lauzon ; tandis que la communauté poursuivait devant les tribunaux la condamnation du coupable, la populace soulevée se répandit dans la Messilah en proférant des cris de mort et des menaces de pillage. Plusieurs Juifs furent blessés à coups de pierres. Le recteur Michel Antoine, comte de Vibo22, fut obligé de se transporter lui-même sur le lieu de l’émeute et fit garder pendant trois jours la carrière par ses soldats. Pour remercier Dieu de l’assistance qu’il avait prêtée dans cette occasion à la communauté de Carpentras, Mardochée Astruc composa un hymne d’actions de grâces qui se chantait tous les ans dans la synagogue à l’anniversaire de l’événement.

L’autre poésie de Mardochée se lit dans le Seder hatthamid, pag. 123 v. Ce piout (poésie), dans lequel un vers provençal alterne avec un vers hébreu, à été composé longtemps avant la publication du rituel. Il se chantait en signe de réjouissance la veille de la Circoncision. Chaque couplet commence par une lettre du nom du rabbin23.

La tragédie fut probablement composée après ce piout, dans lequel Mardochée avait déjà célébré les exploits d’Esther et de son père adoptif ; mais il nous parait difficile de fixer la date de son apparition. La pièce même a subi de tels remaniements qu’il n’est guère possible de déterminer ce qui appartient à l’un ou à l’autre rabbin.

Après l’avertissement du trompette, qui à la première scène ouvre l’action comme dans le Ludus sancti Jacobi24 et remplit l’office du protologos dans le théâtre antique, se trouve un dialogue entre le roi et ses princes, où il est parlé d’un roi de Danemark qui aurait combattu toute l’Allemagne : faut-il voir ici l’écho lointain des premiers succès de Charles XII ? L’auteur invoque le témoignage d’un marquis25 qui avait pris part à la guerre, et dont le nom sans doute était connu de tous les spectateurs. Mais nous ne saurions reconnaître dans les faits tels qu’ils sont énoncés par le premier prince un événement historique déterminé qui. put nous servir à fixer avec certitude la date de la pièce originale.

On voit par la note de l’éditeur imprimée à la suite de l’ouvrage que Jacob de Lunel a donné à la tragédie sa forme définitive. Ce fut lui sans doute qui, cédant au goût du temps, divisa en cinq actes l’œuvre de Mardochée et lui donna le titre pompeux de : Tragediou de la Reine Esther. La pièce en effet était primitivement connue sous le nom de Lou jo de Haman; et ce titre, qui lui convient de tout point, nous avertit dès l’abord qu’elle ne doit en aucune façon être comparée aux ouvrages dramatiques qui à cette époque illustraient la scène française, et qu’elle n’a rien de commun avec la tragédie de Racine qui porte le même nom. Il serait plus exact de la rapprocher de ces drames ecclésiastiques qu’on appelait au moyen âge dos Mystères, et qui étaient destinés à l’amusement autant qu’à l’édification des spectateurs.

La coutume s’est conservée jusqu’à notre époque dans quelques localités de la Provence, et notamment à Marseille, de jouer tous les ans, pendant les quarante jours qui séparent la fête de Noël de la Purification, de petits drames religieux mêlés de chants, qu’on appelle des Pastorales, et où sont représentées les différentes scènes de la Nativité. Ces drames naïfs, qui servent souvent de thème à la verve narquoise d’un poète de circonstance, et les Noëls de Saboly, dont le succès s’était répandu à la fin du xviie siècle dans presque tout le sud-est de la France, servirent de modèle à notre rabbin. En effet, loin de se préoccuper de ce qu’on appelle le style et de « l’heureux choix de mots harmonieux, » il se contenta d’employer la langue qu’il entendait parler autour de lui. Son principal souci fut d’introduire des prières et des maximes bibliques dans la paraphrase d’un livre où le mot « Dieu » n’est pas prononcé une seule fois, de façon que son peuple pût, comme les Chrétiens au milieu desquels il vivait, célébrer en langue vulgaire l’épisode le plus populaire de son histoire religieuse, et supporter ainsi avec plus de patience l’état de servitude et d’abjection dans lequel il était tenu.

Si maintenant on jette les yeux sur le texte de la tragédie, on s’aperçoit bien vite que la langue française a déjà depuis longtemps envahi le domaine méridional, et que la langue provençale, jadis si cultivée, a cessé d’être littéraire et n’est plus qu’un patois à l’usage du menu peuple et des gens illettrés.

L’auteur, sur la copie duquel la pièce a dû être imprimée, ne montre pas une grande habileté dans l’écriture de la langue qu’il parle. À part les mots qu’il emprunte directement à la langue française, il suit en beaucoup d’endroits l’orthographe de cet idiome sans se préoccuper de la prononciation provençale. I1 écrit, par exemple, femme et non fumo, comme on prononce encore aujourd’hui et comme la rime l’exige. Dans les syllabes atones qui terminent les mots, il hésite entre l’e muet français et la diphtongue ou plus conforme à la prononciation. Depuis la fin du xvie siècle le dialecte comtadin avait perdu la désinence féminine représentée dans l’ancien provençal par la lettre A, et avait remplacé la voyelle de la syllabe posttonique par un son muet aujourd’hui représenté par la lettre O.

En faisant abstraction des nombreux gallicismes et des incorrections orthographiques, on remarquera que L à la fin des syllabes se vocalise en U. Ce changement, considéré par les Leys d’amor, II, 208, comme un provincialisme gascon (quar leumen li Gasco viro e mudo L cant es en fin de dictîo en U), est général dans notre texte : ousseoux, tau, mousseou, maou, eou (el), caou (col), beou, peou, aoutrouquida, etc. La diphtongue ei remplace ai : eima, leissa, eisso, comme l’avait déjà remarqué Diez, Grammatik, I, 107. Elle est aussi l’adoucissement de 1’I du dialecte du Rhône : eissi (ici), meichant ; dans les formes plurielles des deux genres : leis, eis (aux), meis, nosteis, vostei, seis, touteis; et dans les adjectifs au pluriel féminin : bonei, paourei. La nasale N subsiste à la fin des mots comme dans tous les dialectes du sud-est : resoun, deman, compassioun, etc. V se place devant l’O initial tonique venant de U latin : vounte (unde). L’O latin bref tonique se diphtongue comme dans le dialecte des bords du Rhône26.

L’article a conservé au singulier l’ancienne forme lou (lo), la ; mais au pluriel il devient leis pour les deux genres. Le pronom possessif soun est toujours mis à la place de l’ancien lor, en français leur, de illorum. Le relatif qui devient quu comme dans le Quercy : Qu’és abas que demande ? Qu’u l’assuré ?

Le verbe auxiliaire estre prend au participe passé emprunté au verbe stare un I prosthétique que l’on retrouve dans l’ancienne langue et dans les textes latins du moyen âge : ista, islade. Dans l’imparfait eria un I s’est introduit par fausse analogie27. La seconde personne du pluriel du présent de l’indicatif devient sia par analogie avec la première personne, siam, italien siamo : « Haman, vous sia ben fa espera. » À la seconde personne du pluriel le S, ancien tz, est supprimé ; le Z que l’on rencontre souvent n’est qu’une imitation de l’orthographe française : vous, sia, voulé, avé, asseta-vous, mangea et bevé. Le S tombe aussi dans les participes passés dérivés des participes latins en sus : ai compré, ai pré, ai appré. Les Provençaux traitent de siblaïres (siffleurs) les Languedociens qui prononcent cette lettre à la fin des mots. Les verbes n’appartenant pas à la première conjugaison prennent un G dur au parfait : vengué, paregué, fugué, vegué, etc. Cette forme, que l’on trouve dans l’ancien provençal à côté des parfaits dont la troisième personne du singulier porte l’accent tonique sur le radical et qui sont terminés par un C, s’étendit peu à peu à d’autres verbes dans plusieurs dialectes. Le G dur reparaît dans la plupart des subjonctifs. Le T final des participes passés ne se prononçant pas est supprimé ; nous avons dit qu’il en était de même de l’S.

Ces observations générales suffiront, sans doute, pour démontrer que la langue de notre texte est un sous-dialecte intermédiaire entre le parler de Marseille et celui du Rhône, lesquels forment, comme on sait, avec le parler de Nice, les trois principaux dialectes de la Provence. Elles prouveront aussi que le comté Venaissin, quoique soumis à la domination d’un prince étranger, n’en était pas moins entraîné, comme les autres provinces du Midi, dans le grand courant de l’unité nationale.

Dans toute la tragédie on ne rencontre pas un seul mot emprunté au patois mêlé de mots hébreux à flexions provençales, que parlaient habituellement entre eux les Juifs comtadins; mais au commencement du troisième acte, les conspirateurs, pour dissimuler leur complot, se servent d’un jargon bizarre assez semblable à l’Italien des matassins ou des Turcs de Molière. Nous avons essayé de le traduire en note. On retrouve dans la bouche du médecin chargé de vérifier le poison destiné au roi, un jargon analogue, plus facilement intelligible et dont la traduction nous a paru inutile.

Pour ce qui est du texte même de la tragédie, il offre peu de difficultés; nous donnons dans les notes le sens et l’étymologie des mots tombés eu désuétude ou qui s’éloignent de la langue française. Les personnes peu familiarisées avec l’idiome populaire du Midi, qui voudraient lire ce petit ouvrage, trouveront, croyons-nous, dans ces notes et dans les remarques qu’on vient de lire, tous les éclaircissements nécessaires.

En terminant, nous rappellerons au lecteur que la Tragediou de la Reine Esther emprunte son principal intérêt aux circonstances et au milieu qui l’ont vue naître. Elle peut cependant, si on la considère au point de vue philologique, fournir quelques renseignements utiles pour l’étude des dialectes de la Provence et l’histoire de sa langue au siècle dernier, car, « de même que l’histoire politique doit contenir autre chose que les annales des maisons souveraines, l’historien du langage ne doit jamais perdre de vue les couches plus humbles du langage populaire d’où sont sortis les idiomes privilégiés, et qui seules les soutiennent et les nourrissent. » (Max Muller, Science du langage).



Notes

1 Cet exemplaire a été acheté par M. Barjarel, au prix de 26 francs, à la vente de la bibliothèque de M. le chevalier de B…. (Paris, 8 novembre 1866). Dans le catalogue de cette vente (librairie de Schlesinger frères), il est inscrit sous le numéro 3317, avec la note suivante :

« 3317. La Reine Esther, tragediou. 15 Tevet, an de la création du monde 5535, in-12, V. (manq. le titre et en mauvais état). Rarissime tragédie, en langue provençale, imprimée probablement à Carpentras dans le siècle dentier; elle a été composée par Mardochée Astruc, rabbin de L’Isle ; perfectionnée et augmentée par Jacob de Lunel, rabbin de Carpentras ; ces renseignements se trouvent imprimés au bas de la dernière page.

Elle n’est mentionnée ni par Quérard, ni par Brunot [?], ni dans la Biobibliographie vauclusienne, ou dans d’autres ouvrages spéciaux. Elle manquait aussi à la collection Soleinne, si riche en ouvrages de ce genre. »

2 Rouleau de parchemin sur lequel est écrit le livre d’Esther. Ce mot est au propre le volumen des Latins.

3 [Le calendrier hébraïque comporte en fait quatre débuts d’année possibles. Selon le Pentateuque, le premier mois de l’année est Nissan, au printemps ; selon ce comput, Adar est effectivement le douzième et dernier mois. L’année civile commence au mois de Tishri, à l’automne. Les deux premiers jours de ce mois constitue la fête de Rosh Hachanah (littéralement, la tête, ou le début, de l’année). — Note de Michel Fingerhut]

4 Certificat pour les Juifs, 1721.

5 Expilly, Dictionnaire des Gaules, au mot Carpentras.

6 Monnaie pontificale.

7 La carrière (la rue) des Juifs ou tout simplement la carrière. C’est ainsi qu’on appelait dans le Comtat le quartier réservé aux Juifs.

8 Inventaire des archives de la commune de Carpentras.

9 Voy. Cottier, Notes historiques, p. 277.

10 Recueil des principaux règlements. — Avignon, 1670.

11 Recueil des principaux règlements, p. 206. — Avignon, 1670.

12 Ibid.

13 Chancellerie de la Rectorie, collection Firmin, 5. — Bibl. de Carpentras.

14 Archives de la Rectorie, 5.

15 Mémoire historique sur la vie de Malachie d’Inguimbert, par l’abbé G. D. Fabre, de Saint-Verain, avec notes, par M. Barjavel. p. 193.

16 Zunz, zur geschichte und literatur, I, 473.

17 Zunz, zur geschichte und literatur, p. 439.

18 Recueil de prières quotidiennes.

19 Iar’hi, de la ville de Lunel, de iaréa’h, lune.

20 Recueil pour les quatre jeûnes.

21 Haoumoth, les nations.

22 Le rituel l’appelle Beibo.

23 Voy. Chansons hébraïco-provençales, p. 17. Mardoché Astruc paraît être aussi, contrairement à la supposition de Zunz, l’auteur du piout page 14. Voy. les Archives israélites, mai 1875.

24 Bartsch. Chrest prov., p 399.

25 L’auteur voudrait-il désigner le marquis Fornier d’Aultane ? Voy. Pithon-Curt., tom. IV.

26 Voy. le mémoire de M. P. Meyer sur l’O en provençal (Mém. de la Société de linguistique de Paris, t. 1, p. 146).

27 Voy. Chabaneau, Gramm. Limousine, Revue des langues romanes, 6, 190.

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