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Un Pourim shpil de (triste) circonstance : Le Haman des Hamans

Page de garde d’un Pourim shpil publié à New York en 1944.

Page de garde du Haman des Hamans de Hersh Drimer, Pourim shpil publié à New York en 1944. Cliquez pour agrandir.

Le titre complet de ce Pourm shpil, écrit pendant la Deuxième guerre mondiale, allude de façon à peine codée à la terrible actualité de ce temps-là :

Le Haman des Hamans avec ses adjudants, ou, la vie impie de Schurach von Baldach. Un Pourim shpil du lointain passé, quand les Fils d’Israël étaient plongés dans le malheur, et quand le Créateur a libéré son peuple Israël au bon moment et envoyé la défaite aux ennemis d’Israël et à tout leur clique – c’est ainsi que devraient être liquidés tous les ennemis d’Israel, ainsi soit-il, amen et amen.

Cette pièce, comme son nom le laisse entendre – Schurach von Baldach ne peut que rappeler le nom du chef des Jeunesses hitlériennes et gauleiter de Vienne, Baldur von Schirach – est une allégorie sur les Hamans de l’époque hitlérienne : la tête au milieu du bas de la page ne laisse aucun doute.

L’auteur en est Hersh Drimer (Galicie, 20/12/1883 – New York, 20/2/1957). Né en Galicie d’une famille parvenue des Pays-Bas au Moyen Âge, il commence à publier des poèmes en 1902. Il finit par immigrer aux États-Unis en 1907 et y publiera des pièces de théâtre, des essais littéraires, artistiques et philosophiques en anglais et en yiddish. (source)

On peut lire ci-dessous la pièce en version intégrale (et en plein écran), suivie d’une postface de l’auteur.

Purim is a shpil aza

Purim is a shpil aza. New York, 1968. Cliquez pour agrandir.

Purim is a shpil aza. New York, 1968. Cliquez pour agrandir.

Très amusante édition d’un Pourim shpil comprenant paroles, mélodies et joyeux petits dessins ; en annexe, un lexique yiddish (original, transcrit) - anglais. On peut le feuilleuter ci-dessous en cliquant sur les pages (et passer en mode plein écran en cliquant sur le bouton gauche sous le document).

Un splendide Rouleau d’Esther datant du XVIe s.

Meguilah d'Esther. Italie, XVIe. s (détail). Cliquer pour agrandir.

Meguilah d’Esther. Italie, XVIe. s (détail). Cliquer pour agrandir.

Ce splendide Rouleau d’Esther italien, aux marges magnifiquement illustrées par Andrea Marelli, date du 16e siècle. Il se trouve à la British Library qui offre sa consultation en ligne.

La présentation qui l’accompagne précise bien que ces illustrations n’ont rien à voir avec le texte : ce sont des processions de grotesques - putti (chérubins et cupidons jouflus), déesses payennes, faunesses donnant le sein à leurs bébés, animaux réels et fantastiques - chats et chiens, daims, autruches, licornes… Les putti organisent des batailles de chiens et de chats, les chiens pourlèchent les visages des putti tombés à terre, les putti urinent à tout vent. Le tout est rehaussé de couleurs vives.

Quant à Marelli, actif à Rome entre 1567 et 1572 (pour autant qu’on le sache), il est connu entre autres pour sa copie d’une mosaïque (dorénavant perdue) de Giotto et pour ses illustrations de livres, et notamment de « l’alphabet à nœuds » du Perfetto scrittore de G. F. Cresci dont on peut voir en ligne un extrait à la BnF.

(source)

Détail de l'image ci-dessus.

Détail de l’image ci-dessus. Cliquer pour agrandir.

 

À propos d’Esther de Racine

EstherRacine

Texte d’une « Conférence faite au théâtre national de l’Odéon par M. Léo Claretie sur Esther, tragédie de Racine », publié dans Conférences faites aux matinées classiques du Théâtre national de l’Odéon, Paris, 1906-1907.



Mesdames, Messieurs,

La tragédie d’Esther, de Racine, fut jouée la première, fois, en 1689, par les demoiselles pensionnaires de Saint-Cyr. Celles-ci, jusqu’en 1721, pendant plus de trente années, gardèrent le privilège exclusif pour les représentations et pour l’impression. C’est assez dire que l’expression de Racine est juste, quand il appelle son œuvre un « divertissement de couvent ». Comment cet amusement juvénile est-il parvenu à la gloire qu’il a obtenue ? Comment a-t-il débordé le cadre qui lui était primitivement assigné ? C’est ce que nous verrons. Si, en thèse générale, il est toujours utile de replacer une œuvre dramatique dans son milieu, dans les circonstances qui l’ont vue naître, quand on parle d’Esther, ce souci devient une nécessité absolue, tant cette œuvre plonge profondément dans son temps. La séparer de ce qui entoura et accompagna son apparition, ce serait la dépayser, ce serait la déraciner, si l’on peut dire ; on ne pourrait le faire sans déchirure ; il resterait alors une gracieuse statue de marbre, et, pour la faire revivre et palpiter, il est indispensable de la rendre à l’atmosphère qu’elle a respirée à sa naissance.

Il faudrait presque, avant de lire ou de voir Esther, faire le pèlerinage et retourner là-bas, à Versailles, à Saint-Cyr, en cette saison surtout, qui est celle où fut donnée la première représentation, et qui vit les carrosses du roi traverser le parc engourdi sous le froid de l’hiver, avec ses arbres dénudés et ses pièces d’eau sur lesquelles flottent les feuilles mortes. À Saint-Cyr comme à Versailles, le décor est resté le même, si les pensionnaires ont changé. Les élèves de Saint-Cyr ont aujourd’hui des moustaches et le shako à casoar ; la lingerie et la roberie de jadis servent de remises aux canons et aux prolonges, et, si les jeunes filles d’antan revenaient promener dans ces murs leurs rêveries, elles y entendraient, sans les comprendre, d’étranges conversations et des chansons hétéroclites. Ce n’est plus, comme au temps de Mme de Maintenon, le pétillement de la jeunesse et le gazouillis de l’enfance ; et pourtant la mémoire de la fondatrice semble toujours planer sur ce toit qu’elle a élevé. Son souvenir émane des murs, et de cet écusson qu’elle fit placer elle- même, l’écusson fleurdelisé de la maison royale de Saint-Louis. Entrez dans la chapelle, dans la petite nef simple et nue, éclairée par la lumière crue des hautes fenêtres, avec, comme autrefois, les bancs de bois alignés ; au milieu de l’allée centrale, une pierre tombale recouvre les restes de la créatrice de l’illustre maison. Il semble, dans cet air tranquille, qu’un sortilège opère ; on ne serait pas autrement étonné si l’on voyait. les portes s’ouvrir et arriver, sur deux rangs, les jeunes filles de Saint-Cyr chantant des cantiques, et., derrière elles, Mme de Maintenon, comme les contemporains nous la décrivent, vêtue simplement en damas feuille morte, avec, sur la poitrine, la croix en diamants de la maison de Saint-Louis. Et l’imagination facilement se reporte à l’année 1689 : Louis XIV a cinquante et un ans ; quatre ans auparavant, c’était la révocation de l’édit de Nantes ; trois ans plus tôt, c’était la formation de la ligue d’Augsbourg, par laquelle Guillaume d’Orange voulait occuper l’Europe afin de préparer sans embarras, en Angleterre, la révolution qui éclata en 1688. En littérature, c’est l’accalmie et la lassitude. À part les Caractères de La Bruyère, qui sont de 1688, les grands écrivains ne produisent rien. Les auteurs à la mode sont seulement Charles Perrault et Boursault. L’art aussi sommeille. Lulli, Mansart viennent de mourir. On a comme une impression de tristesse, de déclin, d’austérité sombre et sévère, aggravée encore par l’influence qu’exerce sur le roi la veuve de Scarron.

Depuis la mort du pauvre Scarron, survenue trente ans auparavant, l’existence de sa veuve avait singulièrement changé. Elle n’en était plus à solliciter, pour vivre, la survivance du titre de son mari : Malade de la Reine. Vous savez comment elle fit la connaissance de Mme de Thianges et de ses deux sœurs, l’abbesse de Fontevrault et Mme de Montespan, comment elle devint la gouvernante des enfants que celle-ci eut de Louis XIV, comment le duc du Maine ayant été légitimé, eut son appartement à Versailles, à partir de 1673, comment elle s’y installa et fut remarquée du roi, comment elle lui résista tant que la reine vécut — or, la reine mourut en 1683 — comment, après cette mort, elle lui continua ses refus en déclarant qu’elle ne céderait rien en dehors du mariage, comment enfin le mariage secret de Mme de Maintenon avec le roi eut lieu en 1685. Sa faveur était facile à prévoir. Louis Racine; dans ses Mémoires, raconte que Mme de Montespan, qui avait fait nommer Racine et Boileau historiographes royaux, les convoquait tous les jours pour écouter la lecture de ce qu’ils avaient écrit. Cette lecture se faisait en présence de Mme de Maintenon, qui échangeait avec le roi des sourires de connivence ; un,soir, la séance fut transportée dans la chambre même de Louis XIV : Mme de Maintenon se tenait à son chevet, et, quand Mme de Montespan entra, elle fut reçue presque comme une indiscrète et une importune. À dater de ce jour-là, les contemporains appelèrent Mme de Maintenon Mme de Maintenant.

Dès qu’elle fut arrivée au pouvoir, son double souci fut la guerre aux protestants, et l’éducation. Elle se rappelait son enfance malheureuse, dans la prison où était retenu son père, au Château-Trompette, puis dans la vieille maison de la rue d’Enfer. Elle songea à toutes ces jeunes filles nobles et pauvres comme elle, et, de bonne heure, elle fonda pour elles une école dans son petit domaine de Maintenon. Cette école fut transportée à Montmorency, puis transférée à Rueil et agrandie. Elle y établit ce que nous appelons aujourd’hui des cours professionnels. Il y eut une classe de broderie, et c’est de là que sort la broderie qui orne encore aujourd’hui, à Versailles, le lit de Louis XIV. Cette école fut de nouveau transplantée à Noisy-le-Sec, puis de là à Saint-Cyr, lorsque Louis XIV s’occupa des grands travaux du parc et du palais de Versailles. Les plans de la- nouvelle maison furent étudiés et approuvés par Mme de Maintenon, et exécutés en moins d’un an. L’inauguration eut lieu en 1686, solennellement. Le roi vint avec toute sa cour, et Lulli composa pour cette cérémonie un hymne, dont les paroles étaient de Mme de Brinon, et qui, après des fortunes diverses, est devenu aujourd’hui l’hymne national des Anglais, le God save the Queen.

L’école de Saint-Cyr contenait quarante — nous ne disons pas religieuses, car elles avaient un caractère à moitié laïque — quarante dames avec quarante sœurs converses pour le service et trois cents pensionnaires de sept à vingt ans, qui recevaient à leur sortie une dot de trois mille livres et un viatique de cent cinquante livres, pour se rendre soit dans leurs familles, soit dans le couvent de leur choix. Il fallait, pour être admise, faire preuve de quatre quartiers de noblesse et de pauvreté. Les certificats étaient délivrés et vérifiés par l’intendant et par l’évêque. Le costume des élèves était d’étamine bleue garnie de tulle blanc. Elles étaient divisées, selon leur âge, en classes, dont les rubans de couleur marquaient les distinctions : les rouges, les vertes, les jaunes, les bleues. Les monitrices avaient en ceinture un ruban couleur de feu ; les plus grandes, celles qui pouvaient, à l’occasion, suppléer les sous-maîtresses, avaient des ceintures noires. Le programme était très sage, très complet, très ingénieux ; encore aujourd’hui, il y aurait à y prendre. L’instruction comprenait la littérature, l’arithmétique, l’histoire, la géographie, des cours très utiles de droit et d’économie domestique et un enseignement professionnel : chimie, pharmacie, cuisine, basse-cour. Les soins matériels de la maison étaient laissés aux élèves. Le lever était à six heures du matin, le coucher à neuf heures du soir ; elles se débarbouillaient à l’eau froide. Jamais de vin ; jamais de sièges à dossier, pour les habituer à se tenir droites ; elles balayaient elles-mêmes les chambres et les corridors.

Mme de Maintenon fut une remarquable éducatrice. Elle se préoccupait de leurs divertissements, organisait des distractions, faisait venir des curiosités. Parfois, la fanfare militaire de Versailles entrait et faisait le tour des cours, tandis que les pensionnaires étaient aux fenêtres, enchantées par ces accents guerriers qui semblaient présager les destinées martiales de Saint-Cyr. Elles jouaient à J’aime mon amie, un jeu qui consistait à faire une dépense ingénieuse et abondante d’épithètes contraires. On disait : j’aime mon amie parce qu’elle est ceci, parce qu’elle n’est pas cela ; et cet exercice de synonymes et d’antonymes était excellent pour acquérir la souplesse et la richesse du vocabulaire. La politique contemporaine n’était pas interdite ; les fenêtres de Saint-Cyr s’ouvraient sur le dehors ; les grandes nouvelles y étaient annoncées et commentées. On en jasait dans le public, et il courait des chansons clans le genre des Lamentations des demoiselles de Saint-Cyr sur la prise de Mons.

On leur faisait des conférences, des sermons fleuris. Enfin, elles avaient un théâtre.

C’était la mode, alors, dans les couvents et dans les collèges de jouer des pièces de théâtre, surtout à l’époque de la distribution des prix. Dans les collèges, la cérémonie était solennelle. Le roi et la cour assistaient à la représentation du Collège de Clermont. Les comédies et les tragédies étaient montées sous la direction des acteurs de la Comédie-Française ; les ballets étaient réglés par les danseurs de l’Opéra ; les décors étaient importants et compliqués, les costumes très riches ; les tragédies étaient en latin ou en français, d’un caractère éminemment scolaire : on y voyait le Ballet du Subjonctif, la Défaite du Solécisme, la Querelle du Supin et du Gérondif, et les infortunes du que retranché, qui se retirait avec sa courte honte. Tout ce théâtre collégiaque a eu un éclat que nous ne soupçonnons plus. Il ne faut donc pas s’étonner s’il y eut un théâtre à Saint-Cyr. La supérieure, Mme de Brinon, y faisait jouer ses propres œuvres, qui étaient détestables. Mme de Maintenon ne le lui cacha pas et la pria de faire plutôt apprendre aux élèves les œuvres de Corneille ou de Racine. Les jeunes filles jouèrent ainsi Cinna, puis Andromaque. Elles y mirent tant de chaleur et de passion que Mme de Maintenon dit à Racine : « Elles ont joué Andromaque, mais elles l’ont jouée si bien qu’elles ne la joueront plus, ni aucune de vos œuvres. » Et elle lui demanda de composer pour ces jeunes filles quelque poème dramatique moral et sans amour.

Racine, à ce moment, traversait une crise : la grande querelle de Phèdre, en 1677, l’avait laissé abattu, découragé ; il avait renoncé au théâtre ; et nous avons ainsi perdu au moins deux œuvres qui étaient presque achevées : une Iphigénie en Tauride et une Alceste. Il s’était réconcilié avec Port-Royal, c’est-à-dire qu’il avait reconnu implicitement le caractère dangereux et immoral de l’art dramatique. Il avait renoncé à ses liaisons publiques avec la du Parc, pour laquelle il fut compromis dans l’affaire des poisons et dans le procès de la Voisin ; avec la Champmeslé, que lui ravit le comte de Clermont-Tonnerre, et l’on chantait : « Le tonnerre est venu, qui l’a déracinée. » Il songea, un instant, à se faire chartreux : il se contenta de se marier, épousa une femme fort dévote, fort riche et fort simple d’esprit, qui ne comprit ni ne lut aucune de ses œuvres. Enfin il venait naguère d’être nommé avec Boileau historiographe du roi, ce qui le rapprochait constamment de Mme de Maintenon et de son royal époux.

La directrice de Saint-Cyr lui assura qu’il ne compromettrait pas sa réputation en écrivant un petit divertissement scénique pour ses élèves : cet essai devait rester enseveli à Saint-Cyr ; le public ne le connaîtrait pas ; il pouvait se libérer de l’obligation des trois unités et l’écrire en toute liberté et en toute rapidité. Racine était trop courtisan pour refuser : malgré l’ennui profond et l’anxiété que ces démarches lui causèrent, il accepta. Il trouva son sujet dans la Bible, et son choix se porta sur le Livre d’Esther. Je vous en donnerai une courte analyse, afin que vous vous rendiez compte de la liberté avec laquelle Racine a adapté un sujet, si peu fait pour la situation, aux exigences de milieu, d’étiquette et d’actualité. Le récit de la Bible, pris en lui-même, est dur, féroce, brutal. Racine, dans sa préface, proteste qu’il l’a scrupuleusement respecté. Les grandes lignes peut-être, mais comme tout a changé, et comme il a su tirer parti des circonstances mêmes où il se trouvait ! Jugez-en : voici ce que la Bible raconte.

Le roi Aschveroch (devenu Assuérus, et qui n’est pas, comme le croit Racine, Darius, mais bien Xerxès), après un banquet qui dura cent dix-huit jours, se trouva, dit la Bible, un peu plus gai que de coutume. Il voulut contraindre sa favorite Vasthi à se montrer à ses invités dans un costume que nous appellerons négatif. La favorite refusa, et ce sentiment l’honore. Le roi la fit aussitôt étrangler. La Vasthi fut donc une victime du despotisme et de la pudeur; elle est, dans la Bible, sympathique. Racine la chargera et l’appellera « l’altière Vasthi », parce que, dans sa pensée, elle représente Mme de Montespan, qui, étant dans la disgrâce, devait avoir tous les torts. Privé de Vasthi, le roi fait faire dans son royaume une razzia de belles filles. On les garde un an au palais, on les soigne, on leur prodigue l’engrais de la beauté, les huiles parfumées, les senteurs ; puis le concours de beauté s’ouvre, et le roi choisit Esther, nièce de Mardochée. Celui-ci, par son insolente audace, trouble le repos du grand ministre Aman, qui a tous les honneurs, toutes les richesses et toutes les dignités ; son bonheur n’a que ce pli de rose : la hardiesse impertinente de Mardochée. Pour s’en venger, et comme le châtiment d’un homme ne suffirait pas, Aman demande au roi la permission de détruire toute la race juive, à laquelle son ennemi appartient, et le roi lui jette ce peuple à massacrer, comme on jetterait à une hyène un os à ronger. Cependant, le roi, ayant retrouvé dans ses annales le souvenir d’une conspiration dont il a été préservé par ce juif, lui fait rendre les plus grands honneurs. Mardochée n’a pas appris la nouvelle de la prochaine destruction de sa race sans agir ; il a stylé Esther, qui invite le roi à sa table. Là, elle gémit sur le massacre annoncé. Le roi, qui a déjà oublié ses promesses à Aman, avec cette insouciance et cette férocité redoutables des satrapes d’Orient, s’informe auprès d’Esther de quoi elle veut parler ; celle-ci désigne Aman. Le roi se lève et sort ; lorsqu’un roi d’Orient quitte la salle du banquet en regardant l’un des invités, c’est un arrêt de mort. Aman est pendu. Mais la vengeance d’Esther ne s’arrête pas là. La douce juive que nous représentera Racine est, dans la Bible, une reine d’une haine implacable : elle fait massacrer en quelques jours plus de soixante-quinze mille Persans, tant à Suse qu’en province. Elle fait tuer les dix enfants d’Aman et fait pendre leurs cadavres à la potence : voilà par quelles gentillesses l’aimable Esther sauva son peuple.

Comparez ce récit à la tragédie de Racine et voyez quelle douceur, quel tact, quelle distinction le poète a mis dans cette œuvre, qui est toute de pudeur, de pureté, d’innocence liliale. Louis XIV, qui connaissait sa Bible, avait raison lorsqu’il disait à Mme de Sévigné ; Racine a bien de l’esprit.

Le manuscrit fut achevé en 1688 ; il fut revu et corrigé par Boileau, par Mme de Maintenon, par le roi. Ce sont là d’illustres collaborateurs : mais il en est un auquel il faut faire une place à part : c’est le musicien Jean-Baptiste Moreau, maître de chapelle à Saint-Cyr, celui qui écrivit la musique des chœurs d’Esther. Ce Jean-Baptiste Moreau était un petit organiste de province, qui arriva d’Angers à Paris et qui dut sa fortune à sa témérité : il s’introduisit, on ne sait comment, à la toilette de la princesse Victoire, et, la tirant par la manche, lui demanda la permission de lui faire entendre un morceau de sa composition. La princesse y consentit ; elle apprécia et aima sa musique ; elle en parla au roi et la fortune de Moreau fut faite.

Ses chœurs d’Esther sont charmants, d’une note douce, juste, tendre et originale. Le roi en fut enchanté ; il le récompensa en lui donnant deux cents pistoles d’argent et une rente de deux cents écus. L’exécution fut confiée aux musiciens de l’Opéra. L’accompagnement au clavecin fut réservé à Nivert, organiste de Saint-Cyr. Racine attachait une grande importance à ces chœurs. Il y avait longtemps qu’à l’exemple de la tragédie grecque, il voulait se servir de ce moyen lyrique de traduire les impressions et les sentiments qui se dégagent des situations dramatiques. Le rôle du chœur grec était comparable à celui de la musique dans nos drames populaires modernes, qu’on appelle les mélodrames, où le trémolo funèbre prépare l’entrée du traître ou la scène de meurtre, où un air sautillant annonce soit un personnage sympathique, soit une scène comique. Le chœur grec avait ainsi pour mission de préciser dans l’esprit des spectateurs le caractère de la scène, le genre d’émotion qu’elle allait faire naître et qu’il convenait d’éprouver.

Racine, pour la première fois, usa dé ce moyen qui devait lui servir à nouveau dans Athalie. Et c’est bien ainsi qu’il a compris le rôle de ses chœurs. Dans Esther, il y en a cinq, qui marquent la marche et la progression des émotions et des catastrophes. Le premier exprime la tristesse de l’exil des Juifs emmenés en captivité en Perse. Le second dit la grande douleur des Juifs à la nouvelle de la promulgation de l’édit du massacre de leur race. Le troisième a des lueurs d’espoir, lorsque Esther, entrée, malgré l’ordre formel, dans la salle du trône, reçoit du roi l’accueil le plus aimable. Le quatrième dit la joie des Juifs de voir que Mardochée a reçu les plus grands honneurs et que le règne d’Aman le cruel est menacé. Et le cinquième chante l’hymne triomphal de la victoire définitive. Ainsi Esther est presque un opéra, tant la musique y a de part. Il est donc nécessaire de l’y maintenir et de jouer Esther avec les chœurs chantés. C’est cette obligation que Racine exprimait dans le titre vague dont il a désigné son œuvre : « Ouvrage de poésie propre à être récité et chanté. »

Les répétitions d’Esther par les jeunes filles de Saint-Cyr furent suivies de très près par Mme de Maintenon. Racine et Boileau y assistaient tous les jours. Enfin, en janvier 1689, tout était prêt. À trois heures de l’après-midi, trois carrosses débouchèrent sur la route de Versailles et passèrent les premières portes de Saint-Cyr. Ils y amenaient le roi, le dauphin, le, prince de Condé et cinq ou six seigneurs, sans plus. Le roi n’avait pas voulu de cérémonial, d’étiquette, ni de solennité. Conduit par Mme de Maintenon, il monta deux étages au fond de la cour qui s’appelle aujourd’hui la Cour Louis XIV, et arriva dans le grand vestibule qui séparait le dortoir des jaunes du dortoir des bleues. Dans le fond, une scène avait été ménagée, Dans les parties réservées au public, une estrade à gauche était destinée aux dames religieuses ; sur une autre estrade, à droite, les élèves avaient pris place. Elles étaient placées selon leur âge, les plus jeunes dans le haut et les plus grandes dans le bas. Entre ces deux estrades, des chaises étaient réservées aux grands seigneurs, et, au premier rang, un fauteuil isolé était destiné au roi ; en arrière, et un peu de côte, se trouvait le fauteuil de Mme de Maintenon, qui était ainsi à portée de l’entendre et de le renseigner.

Les murs avaient été décorés de tapisseries par les soins de Darin, le décorateur de l’Opéra. Des lustres de cristal éclairaient la scène. Les costumes des actrices étaient élégants : la robe longue pour les jeunes filles juives, la robe persane pour les rôles d’hommes, ce qui rassurait la pudeur inquiète de Mme de Maintenon. Il en coûta quatorze mille livres : c’est en dire la richesse. Le roi avait prêté les diamants et les pierreries qui avaient servi pour ses propres ballets. Dans les deux dortoirs qui servaient de coulisses, Racine et Boileau faisaient office de maîtres surveillants. Ils dirigeaient toute cette petite troupe dont nous avons encore les noms. Le rôle d’Assuérus était tenu par Mlle de Lastic, qui était fort belle et qui devint carmélite ; celui d’Aman par Mlle d’Abancourt, qui se fit aussi religieuse ; celui de Mardochée par Mlle de Glapion, qui avait alors quinze ans, fort jolie personne aux yeux bleus, pleine de grâce, de science et d’esprit, très savante, lisant beaucoup, excellente musicienne ; Mme de Maintenon lui disait : « Vos défauts seraient les vertus des autres. » Mlle de Glapion ne quitta pas la maison de Saint-Louis, dont elle devait plus tard devenir la supérieure. Mlle de Veilhan jouait Esther ; elle avait quinze ans ; elle resta aussi à Saint-Cyr et fut dame de Saint-Louis. Un prologue de la Piété fut ajouté par Racine à son œuvre, pour Mme de Caylus, une nièce de Mme de Maintenon, qui avait seize ans et qui était mariée depuis trois ans. Ces mariages précoces n’avaient, à cette époque, rien d’étonnant : Mlle de Montmirail, à quinze ans, épousa le duc de La Rochefoucauld qui en avait treize, et qui devait monter sur un tabouret pour embrasser sa femme. Quand Mlle de Montbarey épousa le duc de Nassau, celui-ci était si jeune qu’il fallut lui promettre des dragées et des confitures pour le faire consentir à se présenter à l’autel. Le marquis d’Oise de Villars-Brancas épousa la fille d’un marchand de peaux qui avait plusieurs millions de dot, alors qu’elle n’avait encore que trois ans, pour être sûr de ne pas manquer ce beau parti. On le chansonna, et les petites filles ne voulaient plus d’une poupée pour jouer : elles demandaient toutes un marquis d’Oise.

Esther était bien et simplement une pièce de couvent. D’où vint son grand succès ? D’abord, de sa valeur propre. C’est un drame d’un lyrisme si éclatant, d’un sentiment si touchant, d’une telle élévation, que c’est un des plus purs chefs-d’œuvre de Racine et de l’art dramatique français. Mais les circonstances le favorisèrent. Le roi y prit un plaisir infini et tout particulier. Il était alors avec Mme de Maintenon dans une sorte de lune de miel mystique. Ils réunissaient dans la communion de leur piété leurs sympathies dévotes. Ce roi de cinquante et un ans s’amusait secrètement d’évoluer entre toutes ces grandes et belles jeunes filles. Ajoutez qu’Esther abondait en allusions flatteuses, qui chatouillaient agréablement son orgueil. M. de Breteuil avait chansonné Racine, marquant tous les faits, tous les noms du temps qu’on reconnaissait sous les personnages de la tragédie. Mme de Lafayette les avait consignés aussi, et, non sans malice, elle observait que, si Esther ressemblait * à Mme de Maintenon, du moins était-elle sensiblement plus jeune. Dans le prologue, on saluait avec des sourires d’approbation l’éloge de Louis XIV et des victoires du Dauphin, les allusions à la Ligue d’Augsbourg, aux missions d’Orient et à la fondation de Saint-Cyr. Vasthi, pour tout le monde, était Mme de Montespan, répudiée ; Racine, d’ailleurs, faisait preuve d’ingratitude en donnant à Mme de Montespan ce rôle défavorable, lui qui avait été son obligé, qui avait été lié avec elle, tantôt écrivant des vers pour elle, tantôt s’occupant de l’édition des poésies du duc du Maine sous le titre d’Œuvres d’un poète de sept ans, tantôt prodiguant ses politesses à Mme de Thianges, tantôt traduisant le Banquet de Platon pour l’abbesse de Fontevrault. Mais, si c’était de l’ingratitude, c’était de bonne courtisanerie. À propos d’Aman, on nommait Louvois ; en Assuérus, on saluait Louis XIV, comme on l’avait déjà salué dans Alexandre et dans Titus. Esther, pour tous, c’était Mme de Maintenon, que Boileau appelle « une autre Esther » et qui est également désignée de la sorte dans son épitaphe.

La représentation fut brillante. Il y avait dans l’air on ne savait quels frissons, quelles vibrations : ces jeunes filles nobles qui voyaient ainsi près d’elles cette cour à laquelle elles eussent appartenu sans leur détresse et leur misère, ces grands seigneurs se mêlant à cette jeunesse, cette pièce toute frémissante d’actualité et de personnalités, tout cela créait comme une atmosphère de griserie. Le roi fut ravi, et quand il rentra à Versailles, il ne fit que parler de sa journée. La dauphine, les princesses demandèrent à voir cette tragédie fameuse. Il n’en fallut pas davantage pour assurer le succès. Cela devint ce que nous appelons aujourd’hui du snobisme. Voir Esther, demander à voir Esther, ce fut faire sa cour, et un divertissement de couvent devint l’affaire la plus sérieuse de la société. Tout le monde y pensa, tout le monde en parla. On se répétait les mots du roi ; on commentait son enthousiasme. Ce fut comme une frénésie ; le roi, plusieurs fois de suite, retourna à Saint-Cyr pour faire jouer sa pièce favorite à ses invités. Il faisait lui-même le régisseur ; il se tenait à la porte, la canne levée, et il la baissait quand il voulait qu’on n’entrât plus. À la seconde représentation, Bossuet et plusieurs évêques furent priés ; à la cinquième, Louis XIV avait à ses côtés le roi d’Angleterre, Jacques II, chassé par Guillaume d’Orange, el sa femme, la reine Marie d’Este. Et voici une coïncidence curieuse : les chœurs d’Esther seront aujourd’hui exécutés par la Schola Cantorum, dirigée avec tant de talent et d’habileté par M. Bordes ; or, le local de la Schola Cantorum occupe les bâtiments d’une ancienne chapelle de bénédictins anglais, dans laquelle fut enterré le roi Jacques II d’Angleterre ; il y est toujours, si bien que si la Schola Cantorum exécute avec tant d’art et tant d’âme les chœurs de Racine, on pourrait croire que c’est qu’ils ont apporté ici un peu de la vieille tradition longtemps gardée au fond de la tombe par ce royal spectateur de Saint-Cyr, qui est à présent leur hôte. Dans la série des représentations suivantes, il y en eut une qu’il faut signaler ; c’est celle à laquelle assista Mme de Sévigné. Comme bien l’on pense, elle trépignait de l’impatience d’aller là-bas, à Saint-Cyr, où allaient tant de ses amies. Elle se démena, fit des visites, remua ciel et terre et finit par obtenir une invitation pour la dernière représentation qui eut lieu. Elle y alla et vous connaissez cette lettre si jolie qu’elle écrivit au retour. Le roi lui adressa la parole ; il n’en fallut pas davantage pour que tout lui parût merveilleux. Elle a rapporté cette conversation avec le roi. En vérité, aujourd’hui, elle ne nous paraît pas aussi brillante qu’à elle. Le roi lui dit : « Vous êtes contente, Madame ? » Elle répondit : « Au-dessus de ce que les paroles peuvent dire. » Le roi ajouta : « Racine a bien de l’esprit. » Notez que c’est le seul mot spirituel de l’entretien. Elle répondit : « Ces jeunes filles en ont aussi beaucoup, car elles jouent très bien. » Le roi reprit : « C’est vrai », et il s’en alla. Cela suffit à mettre Mme de Sévigné dans un état de joie et d’extase qu’elle communiqua à toutes ses amies, elle se trouva fort heureuse et fort brillante : « Je répondis à tout, car j’étais en fortune », et elle en eut pour plusieurs jours à vivre dans la fièvre de ce qu’elle appelle « ses petites prospérités ».

Ce fut la dernière représentation de l’année. Ces spectacles furent interrompus par la mort de la reine d’Espagne, qui était la nièce du roi. Ce deuil vint à propos, et Mme de Maintenon n’en fut pas fâchée. D’abord elle voulait passer le carême saintement. Puis le clergé commençait à murmurer. On avait, aux jeunes filles, mêlé des chanteuses de l’Opéra, sans doute les plus sages ; mais il y avait là un rapprochement fâcheux, qui donnait à ces petites pensionnaires des tentations d’orgueil et de cabotinage, le goût du succès et des applaudissements. On fit des observations à Mme de Maintenon sur le jansénisme de Racine ; on releva des vers dans lesquels l’auteur paraissait blâmer la révocation de l’édit de Nantes et chanter les louanges des solitaires de Port-Royal. Enfin, l’effet produit par ces représentations sur les jaunes et sur les bleues était déplorable et provoquait chez elles des troubles, une certaine nervosité. On en voyait se jeter à genoux et chanter tout haut le Veni Creator pour prier Dieu de leur accorder une belle voix devant le roi. L’une d’elles, Mlle de Maisonfort, ayant manqué une réplique, quand elle se retira dans le dortoir qui servait de coulisse, Racine, un peu nerveux, lui dit : « Ah ! Mademoiselle, voilà une pièce perdue ». La petite actrice fut si émue qu’elle fondit en larmes. Voilà le poète aux abois, inquiet de voir le reste de la pièce compromis ; il tire son mouchoir de sa poche et il éponge les yeux de Mlle de Maisonfort, pour qu’on ne voie pas qu’elle a pleuré. On le vit pourtant, et, quand elle entra en scène, le roi dit à Mme de Maintenon : « La petite chanoinesse a pleuré. » Cet incident, colporté de rang en rang, fit 1’amusement de la cour.

C’étaient, pour ces tranquilles jeunes filles, des joies malsaines, qui amenèrent des complications et des incidents. Elles ne voulaient plus chanter à la messe pour ne pas gâter leur voix, elles devenaient mondaines, discoureuses, mutines ; elles refusaient de balayer ; et il y a des lettres de Mme de Maintenon qui sont d’une dureté étonnante et par lesquelles elles s’appliqua à les faire rentrer dans le devoir. Il y eut même des intrigues. Trois des pensionnaires voulurent empoisonner une de leurs maîtresses qui surveillait de trop près leur correspondance. Mlle de Marcilly eut une intrigue avec M. de Villette ; et le scandale se termina par un mariage. Mlle de Saint-Osmane fut punie de sa légèreté et enfermée dans un couvent, où elle dut porter une vocation bien douteuse. Ce sont ces épisodes qui ont fourni à Alexandre Dumas père l’idée première de sa comédie : Les Demoiselles de Saint-Cyr. Ils sont racontés tout au long dans un petit vaudeville très gai, aujourd’hui bien oublié, de Deforge, Leuven et Roche, joué au Palais-Royal en 1835. On y assiste à la répétition d’Esther dans le dortoir de Saint-Cyr. Ces demoiselles chantaient sur l’air de l’Écu de six francs en parlant de Racine et de Mme de Maintenon :

Du succès il a l’habitude,
Pour elle s’il n’avait pas fait
Un chef-d’œuvre, alors il faudrait
Qu’il eût bien de l’ingratitude.

Et on reprenait en chœur sur l’air du Galop de Gustave :

        Devant la cour
       En ce beau jour,
Nous jouons une tragédie.
D’être applaudie, ah ! quel bonheur !
Et par la cour ! c’est très flatteur.

Des mousquetaires s’introduisaient sous le déguisement de jardiniers et de coiffeurs, et une mutinerie finale se terminait par plusieurs mariages.

L’année 1690 vit encore toute une série de représentations d’Esther ; car, malgré son désir, Mme de Maintenon ne put pas supprimer cette tradition. D’autres pièces furent même commandées : Esther fut suivie d’Athalie, Athalie fut suivie du Jonathas, de Duché.

Esther ne disparut jamais du répertoire de Saint-Cyr. Elle fut jouée, en 1731, devant la reine Marie Leckzinska, qui y bâilla ; en 1756, devant et pour les dauphines, qui demandèrent à Racine le fils de tenir le rôle de surveillant et de directeur qui avait appartenu au père.

La pièce ne fit son apparition au théâtre qu’en 1721. Elle fut jouée à la Comédie-Française par Baron et Mlle Duclos. Sous l’empire, Napoléon la fit souvent jouer par Talma et Mme Vestris : les chœurs étaient sur la musique de Plantade. En 1864 eut lieu la dernière représentation avec chœurs ; la musique était celle de Cohen, élève d’Halévy. De ces différentes reprises, la plus importante est celle de 1839, avec Mlle Rachel, qui était israëlite, ce qui fit dire que, ce jour-là, Esther était jouée en famille. La date choisie fut le 28 février, que les Juifs appellent pourim : c’est le jour anniversaire, où encore maintenant, paraît-il, les Juifs célèbrent la mémoire d’Esther et du temps où elle sauva la race juive du massacre ordonné par Aman. À cette fête, dans les synagogues, on donne lecture du Livre d’Esther, et, toutes les fois que le nom d’Aman est prononcé, les Juifs poussent des cris et frappent sur tout ce qui les entoure.

Tout à l’heure, pendant que cette tragédie lyrique sera représentée devant vous, vous aurez de nombreuses occasions d’applaudir et les chœurs, et la musique, et les artistes, et le poète, et vos acclamations réveilleront peut-être l’ombre d’Esther, qui pourra croire ainsi que ce jeudi classique de l’Odéon est un pourim supplémentaire.

Léo CLARETIE

Esther de Carpentras

EstherDeCarpentras

On pourra lire ci-dessous l’article publié dans Ce soir. Grand quotidien d’information indépendant, n° 334, dimanche 30 janvier 1938, à l’occasion de la création à Paris de l’opéra-bouffe Esther de Carpentras de Darius Milhaud, d’après une pièce de théâtre d’Armand Lunel qui l’a adaptée pour le livret. Il est suivi d’un bel article élogieux que La Revue des deux mondes publiera deux mois plus tard.



C’est le mardi 1er février, en matinée, que sera représentée, pour la première fois à Paris à l’Opéra-Comique « Esther de Carpentras », dont M. Armand Lunel a écrit le livret et M. Darius Milhaud la partition musicale.

Voici le texte que M. Armand Lunel a bien voulu nous confier et qui résume l’action de cet opéra-bouffe, que la radio avait déjà fait connaître par les soins de l’Orchestre national.

 

Esther de Carpentras est un opéra-bouffe en deux actes, d’inspiration à la fois juive et provençale. Darius Milhaud et moi-même sommes deux amis d’enfance, que de nombreux liens ont, depuis longtemps, rapprochés l’un de l’autre. Nos deux familles, en effet, descendent d’une de ces vieilles communautés israélites qui, avant la Révolution, formaient à Avignon et à Carpentras, dans les États français du Saint-Siège, des républiques en miniature, très fières de leurs privilèges et fort reconnaissantes à la Papauté de la protection si précieuse qui leur avait toujours été accordée.

En écrivant Esther de Carpentras, nous nous sommes inspirés d’un modèle traditionnel qui remonte au moyen âge. Tous les ans, au mois de mars, les Juifs célèbrent, à la synagogue, la fête de Pourim, qui rappelle l’intervention miraculeuse de la reine Esther auprès du roi Assuérus pour délivrer les israélites de la persécution de son ministre Aman, qui avait fixé par le sort la date de leur massacre. Mais du temps des ghettos, Pourim était une véritable fête publique, et même une sorte de carnaval. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, les Juifs de Carpentras organisaient, à cette occasion, des représentations populaires de la légende biblique, qui avaient lieu en plein air, sur la place principale de la Juiverie. Ces pièces furent d’abord écrites en hébreu, puis en provençal; on les a comparées aux mystères du moyen âge, car le ton de la farce et de délicieuses naïvetés s’alliaient ici naturellement à la solennité religieuse et formaient, un peu aussi comme dans les Pastorales provençales un mélange bien savoureux.

Esther de Carpentras comprend deux parties.

Le premier acte forme un prologue où l’on voit trois vieux Juifs du ghetto de Carpentras : Artaban, financier, Barbacan, concierge de la synagogue, et Cacan, amateur de théâtre, venir en délégation chez le cardinal-évêque de la ville pour lui demander la permission, selon l’usage, de représenter, le lendemain, le drame d’Esther. Dans l’antichambre de l’évêché, ils sont d’abord reçus assez mal par Vaucluse, le valet du cardinal. Ce Vaucluse a toujours eu une marotte bien innocente : celle de convertir les Juifs du comtat venaissin en leur chantant des Noëls qu’il compose à ses heures de loisir; mais les trois ambassadeurs du ghetto font la sourde oreille à cette tentative de conversion en musique et, au moment où Vaucluse va les’ mettre à la porte, le cardinal-évêque fait son entrée. C’est un, prélat encore assez jeune, tout bouillant de zèle et en même temps plein de bonhomie. Comme il est arrivé tout récemment de Rome, il se trouve tout surpris de découvrir des Juifs d’une espèce si singulière à Carpentras ; il s’en amuse d’abord un peu, puis il leur accorde l’autorisation qu’ils sont venus très respectueusement lui demander. Mais, dès qu’ils sont partis, il se promet in petto de profiter de cette représentation de la Reine Esther pour faire encore mieux que Vaucluse et tenter une conversion en masse de tous les Juifs de la ville.

Le rideau tombe : c’est une affiche qui porte en énormes caractères : « La Reine Esther, improvisée par les Juifs de Carpentras. »

Aux angles s’inscrivent mystérieusement, en caractères hébraïques, les versets qui, au chapitre IX du livre d’Esther, prescrivent la célébration des jours de Pourim.

Et quand le rideau se relève pour le deuxième acte, nous sommes maintenant sur la place de la Synagogue dominée par les hautes maisons de la Juiverie. Toutes les fenêtres sont ouvertes et pavoisées, en l’honneur de Pourim, avec des châles et des tapis qui se détachent, sur les sombres façades, en couleurs claires. On aperçoit à gauche une barrière gardée par les sergents du cardinal et, à droite, un théâtre en plein vent où les Juifs ont cru représenter la Porte (au sens oriental) d’un monarque perse. Toute la jeunesse juive de Carpentras, déguisée avec tous les costumes de tous les Juifs d’Europe, commence à se répandre joyeusement et à babiller sur la place. C’est donc bien un véritable carnaval, où l’on verra même un médecin de la peste chanter sa chanson.

On distingue aussi dans la foule une marchande de masques qui fournira les costumes et les accessoires aux acteurs improvisés. On retrouve le fier Artaban qui choisit le rôle d’Assuérus, et le plaintif Barbacan qui assumera le rôle de Mardochée. Cacan, non seulement est .promu directeur du spectacle, mais encore chef du sérail ; quant au rôle d’Aman, il sera joué par Mémucan, un pauvre diable d’astrologue que tout le monde méprise.

La pièce commence donc à se dérouler comme d’usage et selon les rites habituels : Assuérus commande un énorme festin et demande au gardien du sérail de lui procurer une nouvelle épouse ; ce sera Esther, dont le rôle sera joué par la nièce de Barbacan, comédienne de profession. On assiste à sa toilette, on écoute ses imprécations et les lamentations de Mardochée qui se dispute avec Aman ; ce dernier, pour se venger des Juifs, tire au sort la date de leur extermination. Mardochée demande alors à Esther d’intervenir auprès du roi pour sauver ses frères ; le roi, qui se rappelle à ce moment-là que Mardochée lui a rendu un grand service, ordonne à Aman de rendre un hommage solennel à Mardochée.

On s’attend donc à ce que la pièce continue par la grande scène classique où Esther obtient d’Assuérus la grâce des Juifs : mais voilà que tout à coup Vaucluse et le cardinal-évêque font irruption sur la place de la Juiverie et annoncent à tous les Juifs consternés qu’ils seront bannis de Carpentras s’ils ne se convertissent pas en masse immédiatement. La grande scène entre Esther et le roi Assuérus se trouve, de ce fait, remplacée par une scène imprévue entre Esther et le cardinal-évêque qui, finalement, se laisse apitoyer et fléchir.

Le drame s’achève par un double chœur : d’un côté celui du chapitre qui vient chercher l’évêque, de l’autre celui des Juifs qui remercient l’Éternel. Tout rentre ainsi dans l’ordre; car, dans la veille Juiverie de Carpentras, sous ce ciel méridional et tolérant, les voix de l’Ancien et du Nouveau Testament ont pu résonner pendant de longs siècles sans la moindre fausse note.

Armand LUNEL

rddm

Article publié dans La Revue des deux mondes, première quinzaine de mars 1938.



Le nouveau spectacle de l’Opéra-Comique réunit trois ouvrages de M. Darius Milhaud. Un seul avait déjà été mis en scène. C’est, en manière d’introduction, la « complainte » du Pauvre matelot, reprise après une dizaine d’années, mais dans une autre orchestration, de style concertant, qui est fort savoureuse, encore que peut-être un peu trop corrosive. […]

Après ce sombre préambule, Esther de Carpentras est une fête de lumière. La partition pourtant fut achevée a peu près vers la même époque. Mais M. Darius Milhaud n’a rien du doctrinaire; et sa musique est assez riche pour répondre à plus d’une demande. Une aussi longue attente, en pleine maturité, doit servir de leçon à une jeunesse impatiente qui est loin de posséder les mêmes titres, mais ne cesse de réclamer, et souvent obtient un tour de faveur.

C’est un opéra-bouffe, au sans complet du mot, défini a la fois par le ton du poème et le caractère de la musique. M. Armand Lunel y conte avec esprit une plaisante histoire de son pays natal. Là, comme en Avignon, les Juifs, depuis le moyen âge et jusqu’à la fin de l’ancien régime, formaient une communauté plus libre que partout ailleurs, car ils étaient les sujets du Saint-Siège, qui les a toujours protégés. Très attachés à leurs coutumes, ils savaient tenir tète aux chrétiens et souvent l’on disputait ferme, mais sans brutalité, sous le ciel clair de la Provence, qui rend les hommes raisonnables ; et, au xviiie siècle, les idées semblaient s’adoucir sous la politesse des mœurs.

C’est en ce temps que nous voyons trois délégués des Israélites introduits dans l’antichambre du cardinal-évêque, où dort sur deux fauteuils un valet en livrée écarlate. Il s’éveille et, les apercevant, entreprend aussitôt de les convertir. C’est un dévot qui compose de pieux cantiques,.et leur en chante un de sa façon, mais sans aucun succès. Son maître est un généreux étourdi, neveu du Pape et cardinal à dix-huit ans. Il écoute en souriant la requête qui lui est présentée : il s’agit d’obtenir, pour la fête juive du lendemain, l’autorisation de représenter sur la place publique l’histoire d’Esther. Il y consent d’abord, ne se faisant prier que pour la forme. Mais, à peine les Juifs partis, une autre idée lui vient, et on devine qu’il leur ménage une surprise.

La fête est une sorte de carnaval israélite, à la mode provençale, avec masques, serpentins, confetti. On y chante, on y raille, et on y danse en rond. On se déguise en Juif de Prague, de Francfort ou de Rome. Les patriarches de la synagogue sourient dans leurs barbes aux jeux de leurs enfants. La représentation annoncée commence, et les acteurs bénévoles y mettent beaucoup de verve, mais un incident imprévu les arrête avant que la tremblante Esther ait pu se jeter aux pieds d’Assuérus. C’est le cardinal qui arrive, superbement drapé en son manteau rouge, et prononce un menaçant discours : les Juifs doivent se convertir en masse, le jour même, ou seront expulsés de la ville. C’est ainsi que, dans l’emportement d’un zèle juvénile, il entend profiter de la circonstance qui les tient rassemblés devant lui. Alors survient Esther qui feint une méprise, et achève avec lui la scène qui manquait à l’histoire biblique. Pas plus que le monarque persan, le prince de l’Église ne se montre insensible à une supplication qui le flatte et le charme. Les Juifs rassurés lui rendent grâces, et leurs voix répondent à celles des prélats et des enfants de chœur venue à en rencontre, dans la tranquillité des consciences et l’apaisement d’un beau jour.

Ce joli conte donne lieu à des scènes légèrement burlesques, où pourtant il y a toujours du vrai ; mais on ne fait qu’en rire, faute de temps pour y penser. La piété, la colère, l’effroi, l’attendrissement et la reconnaissance y sont parfaitement sincères, mais n’apparaissent que pour s’effacer aussitôt, emportés dans un mouvement de gaieté que la musique, loin de le ralentir, vient stimuler encore. C’est là un avantage rare, dans un ouvrage qui, comme celui-ci, est chanté d’un bout à l’autre et n’a pas recours au subterfuge du dialogue parlé.

Le mérite en revient tout d’abord au poète, qui a prie la précaution élémentaire, mais trop souvent omise, de resserrer son texte, et de ne le composer que de mots pleins et sonores, où la musique peut s’accrocher directement, sans notes superflues, sans transitions incertaines. Le musicien a pu ainsi donner libre cours ù sa verve précise. Chaque scène aboutit promptement à un air, sur un motif en relief, qui lui impose sa forme. C’est dans un mouvement de polka que le valet déplore la légèreté de son maître. Mais celui-ci, quand il procède à son examen de conscience ou fait connaître aux Juifs se religieuse volonté, place sur la rigueur d’une basse contrainte des traits qui semblent se souvenir du plain-chant. Le balancement de la maxixe ajoute une ironie un peu désenchantée au boniment d’Esther qui se présente comme « étoile du théâtre judaïque ». Le chœur joyeux des Juifs, au début de la fête, est une fugue régulière, avec ses modulations et la strette finale, comme celle des buveurs dans la Damnation de Faust, et pour le même eflet de plaisanterie poussée à bout, dans une inflexible logique. Mais leur chant d’actions de grâces, au dénouement, a le clair refrain et l’innocente harmonie d’un cantique. Ainsi toutes les figures du langage musical viennent tout a tour se mettre à la disposition de l’auteur, qui jamais n’en abuse. Son style toujours réduit à la plus simple expression ignore l’amplification et se passe de commentaire : tout est net et formel.

Dans l’orchestre, de même, rien n’est mis pour ajouter une pointe de couleur ou remplir l’harmonie. Chaque partie a sa ligne, d’un accent décisif, et s’y tient sans faiblir. À chacune s’attache une sonorité franche qui fait corps avec elle. Leur contact produira de complexes accords dont pourtant l’origine n’est jamais douteuse, et un frémissement de vibrations distinctes en réaction mutuelle. Cette musique en état de sursaturation peut se désagréger au moindre choc : il ne restera plus qu’un grumeleux mélange, que l’oreille ne peut accepter. Pour le garder fluide, les règles de l’école ne sont pas suffisantes ; mais il faut les avoir apprises, et même s’en être pénétré au point d’atteindre par delà jusqu’aux lois non écrites dont le sentiment seul est juge, s’il a été guidé vers elles par l’étude. M. Milhaud a le droit d’explorer ce domaine, parce qu’il en sait assez long pour ne pas s’égarer ; à l’ignorant qui s’y aventure au hasard, il faudrait l’interdire.

Livrée à elle-même, la symphonie jaillit en traits fougueux qu’un rythme sûr entraîne et qui s’entrechoquent à point nommé pour illuminer l’espace qui les entoure de leurs fulgurations multicolores ; c’est ainsi qu’est formé l’éblouissant entr’acte, fête des sons avant la fête de la scène, plus éclatante et mieux réglée aussi, car la musique y brûle, sans une éclaboussure. Mais si la voix humaine s’élève, la trame instrumentale se détend et s’écarte pour lui donner passage, et on la saisit d’autant mieux que sa partie dans le concert est aussi accusée que les autres, qui ne peuvent mordre sur elle.

Le même procédé est appliqué aux dialogues qui rattachent les airs l’un à l’autre, et que, jusqu’à nos jours, un musicien se fût efforcé de traduire en récitatif. Ici, tout est mis en musique. L’orchestre, au lieu d’étaler sous la déclamation notée comme un tapis de plats accords, se relève en motifs saillants dont l’impulsion se communique à la voix : en réponse, elle chante à son tour. On s’aperçoit alors que le récitatif n’était qu’un leurre. Si la musique s’amollit au point de se plier docilement à l’accent du discours, c’est elle qui parle un langage inarticulé, qu’on ne peut écouter, faute de le comprendre. D’où le soin que l’on prend de faire le vide autour d’elle, afin de ne pas distraire l’attention, qui cependant n’arrive pas à s’y fixer. Au contraire, pour l’attacher fortement à la phrase du texte, il .faut en faire une phrase musicale. Il suffit que l’accent tonique, qui en notre langue n’est pas très fortement marqué, soit observé dans les endroits où le discours y trouve un appui. Ailleurs, quelques déplacements ne tirent pas à conséquence. Ce sont licences que se sont toujours permises, non seulement les airs d’opéra, mais aussi les chansons populaires, où pourtant il importe d’entendre, de comprendre et de retenir les paroles : personne n’en fut jamais gêné. Il en est de même ici : la musique vient à nous, elle apporte le texte et le dépose en notre esprit.

La partition entière se trouve ainsi tressée en un faisceau d’idées qui se soutiennent et s’accrochent l’une à l’autre. Le mouvement est sans arrêt, mais aussi sans écart, et si l’auteur s’amuse, ce n’est pas d’un détail « amusant ». Sa joie est plus profonde, car elle vient du cœur. Tout d’abord, on hésite à reconnaître le grave musicien des Choéphores, de Maximilien, de Christophe Colomb. C’est bien lui cependant, jouant de sa puissance. Si le trait est léger, l’armature est solide, et c’est précisément ce fond de sérieux qui donne au divertissement sa force et sa valeur.

Mlle R. Gilly est fort agréable à voir et à entendre sous les atours de la séduisante Esther. M. P. Vergnes a la rondeur de voix et de geste qu’il fallait à ce bouillant Cardinal. Les autres rôles sont habilement tenus par Mlle Drouot, MM. L. Arnoult, Pujol, Hérent, Poujols, Balbon, Guénot. Les décors et les costumes de Mme Nora Auric sont d’une fraîcheur et d’une vivacité extrêmement plaisantes, où l’air circule, et la lumière. Ce petit ouvrage est sans doute le plus achevé et le mieux réussi que l’Opèra-Comlque nous ait offert dans le genre gai, depuis quelques années qu’on tente de l’y remettre en honneur.

La Suite provençale, pour terminer le spectacle, invitait à la danse sur des airs du pays, cueillis avec amour, comme un bouquet de fleurs sauvages, et enveloppés d’un orchestre non moins vibrant, mais d’une délicatesse qui n’y touche que pour en aviver le coloris, en exalter l’arome. […]

C’est ainsi que nous fut montré, sous trois aspects divers, en complète possession de ses moyens, toujours maître de ses effets, un beau talent de musicien. M. Roger Désormière, qui dirigeait l’orchestre, a su, en chaque occasion, lui imprimer le ton, l’accent et le mouvement qu’il fallait, avec autant d’intelligence que de sentiment musical.

Louis LALOY

EdCdecor

Pourim, l’histoire et la légende

Meguilla à trois feuillets. Pays-Bas, XVIIIe siècle. Déposé par le musée du Moyen Âge - Thermes et hôtel de Cluny au musée d’art et d’histoire du judaïsme.

Article d’Aimé Pallière publié le 15 mars 1935 dans Le Journal Juif des Jeunes, d’autant plus intéressant quand on fait connaissance de son auteur, chrétien libéral engagé par l’Affaire Dreyfus dans la lutte contre l’antisémitisme, séminariste de 19 ans qui se destinait à la prêtrise découvrant par hasard l’hébreu, les coutumes, les prières juives et qui s’engagera alors par le biais de l’écriture au côté du peuple juif. (source)



Hanouca et Pourim étaient en Israël deux fêtes nationales qui ne sont pas d’institution mosaïque, mais la différence entre les deux est sensible. Hanouca commémore des événements qui se sont passés l’an 165 avant l’ère chrétienne : la victoire des Hasmonéens et la purification du Temple qui la suivit. Les données historiques sur lesquelles la fête de Pourim repose sont au contraire beaucoup moins certaines et son nom même reste une véritable énigme pour les philologues qui n’ont retrouvé dans aucune langue d’Asie un terme ressemblant au mot pour et signifiant sort comme le voudrait le livre d’Esther. Les exégètes ne sont pas moins embarrassés par l’intervention du sort ou des sorts arbitrairement amenée par le récit contenu dans ce livre et que non ne justifie.

Ce livre d’Esther, unique document à consulter au sujet de Pourim, est, comme on 1* sait, une des cinq meguillot, lues par la Synagogue à différentes époques de l’année et dont trois au moins présentent au point de vue religieux et moral un caractère plutôt déconcertant. Mais cette meguilla de Pourim avec, notamment, son histoire d’affreux massacres auxquels se seraient livrés les juifs pour se venger de leurs ennemis (ils en auraient égorgé 800 dans la capitale et 75.000 dans les provinces !) est de beaucoup la plus choquante des trois. Aussi ne semble-t-il pas que son admission au nombre des Écritures sacrées se soit produite sans protestations. Ce n’est point la question de l’historicité qui se posait — on ne s’en préoccupait nullement à cette époque ; — c’est bien plutôt cette absence totale de sens religieux qui soulevait une grave problème de conscience. En effet, l’auteur du livre qui d’ailleurs, ne manque pas de talent littéraire, malgré ses contradictions et ses incohérences, écrit comme un homme chez qui l’indifférence religieuse est complète et qui est uniquement pénétré du sentiment national — il se trouverait, hélas présentement beaucoup de Juifs pour écrire de cette façon-là. Pas une seule fois durant tout le cours de son récit il ne prononce le nom de Dieu, fait complètement insolite dans la littérature juive de ce temps-là, où Dieu au contraire intervient d’une manière constante. L’Ecclésiaste lui-même, tout sceptique qu’il est, parle à tout moment de Dieu. Les diverses explications que l’on a essayé de donner de cette anormale abstention ne détruisent point l’impression pénible où elle nous laisse.

En ce qui concerne l’histoire elle-même, les critiques ne sont point parvenus à identifier le roi de Perse Assuérus et son épouse la reine Vasthi. Ils ont été frappés de la similitude que présentent les noms de Mardochée et d’Esther avec ceux des divinités babyloniennes, le dieu Mardouk et la déesse Isthar. Ils en ont conclu que la fête de Pourim n’est pas, originairement, autre chose qu’une fête babylonienne de ces deux divinités, fête devenue si populaire chez les Juifs, qu’elle s’est perpétuée au retour de la captivité de Babylone et qu’il a fallu alors en justifier la célébration en lui donnant une signification juive et une couleur nationale. C’est le but bien défini que se serait proposé l’auteur du livre d’Esther et ainsi son récit serait tout simplement un roman, une ingénieuse fiction. Si telle fût l’intention du rédacteur, il faut reconnaître qu’il a pleinement réussi : son livre a eu le plus grand succès.

Chez les chrétiens, du moins dans la chrétienté catholique — Luther, lui, a parlé du livre d’Esther dans les termes les plus méprisants le jugeant plein de « sottise païenne » — ce petit ouvrage a pris une teinte nettement religieuse, grâce aux six adjonctions insérées dans la version grecque des Septante d’où elles ont passé dans la Vulgate latine et de là dans toutes les versions catholiques. On y trouve entre autres une prière de Mardochée et d’Esther faisant suite au chapitre IV, verset 17. Racine qui n’a connu Esther que dans le texte catholique, a pu faire ainsi de son héroïne une pieute enfant dont l’histoire est des plus édifiantes et le chef d’œuvre du grand poète français a influencé considérablement le public lettré qui trouve abondamment répandus dans la tragédie, cet élément religieux absent du texte hébreux.

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Quoi qu’il en soit le livre d’Esther est devenu dans le judaïsme la meguilla par excellence. On le trouve toujours et partout, sous forme de rouleau avec texte non ponctué comme pour les rouleaux du Pentateuque et lecture solennelle en est faite deux fois au cours de la fête de Pourim dans les synagogues Le célèbre docteur juif Maïmonide n’a pas craint de dire que dans les temps messianiques, tous les Rebiim [sic] (les Prophètes) et les Ketoubim (les hagiographes) seront abolis mais que la Meguilla d’Esther ne sera jamais détruite, car elle est aussi éternelle que la Torah elle-même.

Faut-il s’étonner de la destinée singulière qu’a eue le livre d’Esther et de la fidélité de la Synagogue moderne qui continue à célébrer chaque année la fête de Pourim ? Ceux-là seuls peuvent en témoigner quelque surprise ou quelque regret qui ne savent rien de la nature et de la puissance de la foi religieuse.

La foi a le pouvoir de tout transformer. Elle a fait du poème oriental d’amour humain qu’est le Cantique des cantiques un écrit mystique dont s’enchante la fête de Pâque et de l’œuvre de scepticisme et d’ironie du Kohelet un livre d’édification pour la solennité de Souccot. Et de la même manière elle fait lire pieusement la Meguilla et célébrer religieusement Pourim sans qu’aucune pensée réprouvée par la religion ou la morale vienne troubler à cette occasion les cœurs des fidèles dans les synagogues. La parole du grand Maïmonide est une parole religieuse en même temps que juive : elle signifie que de même que la Torah, Révélation du Dieu visant, subsistera à jamais, Israël, son peuple, élu pour en conserver le dépôt, a, lui aussi, des promesses d’immortalité en dépit de tous les assauts conjurés de ses adversaires.

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Et maintenant, un mot aux critiques qui seraient tentés de reprocher au judaïsme son attitude séculaire à l’égard d’un livre et d’une solennité dont l’historicité est si peu assurée.

Ils sont bien avancés vraiment quand ils croient nous avoir démontré que tel ou tel personnage de l’histoire religieuse n’a jamais existé ! Les figures que crée la foi, avec une richesse de contenu inégalée et une puissance génératrice d’inspiration toujours renouvelés, sont mille fois plus réelles et plus vivantes que celles auxquelles ces mêmes critiques consentent à laisser, dans leur grattage de textes, un semblant d’existence falote au bout de leur stylet hasardeux. Il y a pour nous plus de vraie substance chez Mardochée et Esther, même si ce sont là des êtres légendaires, que chez Xerxès et sa femme Amestris authentiqués par les historiens. En vérité, nos mythologues font bien fâcheuse figure, avec leur science si souvent sujette à caution et leurs discutables hypothèses, en face du consentement universel qui ne cesse d’entourer d’amour et de vénération tels personnages qu’ils s’efforcent en vain de nous ravir.

Les chrétiens, de leur côté, sont-ils fondés à se scandaliser de la valeur religieuse que la tradition juive donne au livre d’Esther ? Ici, je ne saurai mieux faire que de laisser la parole à un théologien chrétien, M. le professeur Lucien Gautier qui, dans son excellente Introduction à l’Ancien Testament, s’exprime en ces termes :

« Les chrétiens n’ont pas le droit de s’étonner, et encore moins de se scandaliser, en constatant la faveur spéciale accordée à ce livre par la nation juive. Les persécutions que celle-ci a endurées et l’oppression qu’on lui a fait subir de tout temps expliquent surabondamment le succès obtenu par un récit qui montre, pour une fois, les Juifs victorieux et prospères. C’est la revanche typique de toutes les infortunes et de toutes les injustices dont ils ont été les victimes, et c’est aussi le gage anticipé d’un affranchissement futur. Certes, le livre d’Esther n’oriente pas ses lecteurs vers l’idéal, vers le pardon, la charité et la miséricorde. Les passions auxquelles il fait appel ont quelque chose de très humain, de très terrestre. L’Évangile nous inculque de tout autres leçons. Mais il serait inique de la part des descendants des persécuteurs du moyen âge, de reprocher aux persécutés et à leur postérité d’avoir goûté une âpre consolation en lisant et relisant le récit de la défaite d’Haman et du triomphe de Mardochée. Il faut reconnaître de bonne foi combien il est humiliant, pour la chrétienté d’avoir perpétué, à l’égard des Juifs, l’ère des oppressions, inaugurée par les Assyriens et les Babyloniens, continuée par les Perses, les Syriens et lei Romains. Mais ne leur envions pas, et surtout n’allons pas leur emprunter, les satisfactions trompeuses et malsaines que procure l’esprit de vengeance ».1

Proclamons bien vite que cet esprit de vengeance n’est pas condamné seulement par l’Évangile, mais par la Torah elle-même : « Lo tikkom, tu ne te vengeras pas » prescrit le Lévitique. Ceci dit, on ne peut qu’applaudir aux nobles paroles de M. le professeur Gautier et souhaiter que les chrétiens eux non plus, ne nourrissent jamais en leur cœur des sentiments si contraires au véritable esprit de leur Révélation.

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1. Op. cit. tome II, p. 258.

L’histoire d’Esther racontée par une midinette à sa camarade

Une lecture de l’histoire d’Esther, publiée le 15 mars 1935 dans Le Journal Juif des Jeunes.



Ça se passait chez Assuérus, le Shah de Perse. Oh ! il y a de ça un bon bout de temps… Figure-toi que le Shah, il avait envie de s’amuser un peu ; alors il a fait venir tous ses ministres, ses préfets, ses conseillers municipaux, toute sa smalah, quoi ! — Et ils ont fait une bombe à tout casser. Tellement, que le Shah en a perdu la boule. Rond comme une quille, est-ce qu’il se met pas à faire des estravagances ? Et lesquelles, encore ! Ah ! ma chère, je te le donne en mille : Voilà qu’il demande à la reine, son épouse, de venir s’exhiber devant tout le monde ! Et tu sais, sans rien sur le dos. Mais là, comme à la revue Mayol ! Non mais, faut-il être saoûl pour en venir-là ! Tu penses bien qu’elle n’a pas marché, la reine. Ben quoi, on a son amour propre ! Et puis une reine, tu vois ça d’ici !.

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Mais tu sais quand un Shah se met une idée dans la tête, surtout quand il a bu ! Si au moins ses ministres avaient été raisonnables. Mais pas du tout : ils devaient être tous gris, eux aussi. Alors tu ne sais pas ce qu’ils font ? Ils conseillent au Shah d’envoyer la reine dans l’aut’monde. Et lui, il marche ! Quel numéro, hein ?… Ah ! non, c’est pas permis d’être parti comme ça.

Bref, quand son mal de cheveux a passé, le Shah s’est rendu compte. Alors, il s’est mis à chercher une nouvelle reine. On a fait un concours de beauté pour choisir Miss Perse. Et figure-toi que c’est Esther, une petite juive, qui a décroché la timbale. Elle a eu une de ces toilettes, et un de ces palaces, ma petite, je ne te dis que ça !… Sans parler du béguin que le Shah avait pour elle ; une vraie toquade, je te dis. Elle lui a tapé dans l’œil sérieusement. Et son mariage donc ! Comme la princesse Marina. Il y avait des drapeaux partout. On ne parlait que d’Esther. On montrait ses robes et ses chapeaux dans tous les cinémas de quartiers.

Tout marchait donc comme sur des roulettes. Mais voilà qu’arrive une sale histoire.

Le Shah avait un premier Ministre qui s’appelait Haman, une espèce de Hitler, tu sais, qui n’aimait pas les Yids. Il voulait que tout le monde lui tire des coups de chapeau, ou plutôt qu’on se mette à genoux devant lui. (Il fallait bien qu’il se singularise : puisque Hitler fait lever le bras, lui, Haman, faisait baisser le genou.) Alors, tu penses bien que ça ne plaisait pas à tout le monde. Y en avait un surtout qui ne pouvait pas le blairer, ce Haman avec sa folie des grandeurs ; c’était Mardochée, un Juif qui avait ses entrées à la cour et qui parlait au Shah comme je te parle. Un Monsieur- très bien, ma foi ! Tu comprends bien qu’il ne pouvait pas se fiche par terre tous les quarts d’heure pour faire plaisir à ce Haman de malheur !

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Ils se sont chamaillés, comme de juste, et Haman a décidé de se plaindre au patron. Le voilà donc qui cavale chez le Shah et qui lui raconte que les Yids, c’est une sale race et qu’il faut les esterminer. (Ce que c’est tout de même que la manie de généraliser !…) Et le Shah qui donnait toujours raison au dernier qu’a parlé, qu’est-ce qu’il fait ? Il dit : oui. Tu parles d’un grabuge. On avait déjà fixé le jour du massacre. Et tous les yids, ils pleuraient, ils pleuraient. Y avait de quoi, hein ?

Ah ! mais Mardochée ne se laisse pas faire comme ça. Vite il envoie un S.O.S. à la reine Esther. Parce que j’ai oublié de te dire qu’Esther était comme qui dirait sa nièce. Seulement, tu comprends, hein, quand on est reine et qu’on vit dans le lusc, on ne pense pas souvent qu’on est Yid. Forcément, quoi ! Mais à ce moment-là, ça devenait sérieux. Mardochée, lui dit : « Esther, ma petite, écoute bien ce que je vais te dire : si tu laisses faire cette dégoûtation, tu y écoperas comme nous. Qu’est-ce que t’auras de plus ? »

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Alors, tu comprends, ce n’était plus drôle pour cette pauv’Esther. La voilà donc qui se creuse la cervelle pour trouver une porte de sortie. Mais tu sais, une femme, ça a beau être reine, elle n’est jamais embarrassée. Elle commence par se mettre bien avec le Shah de Perse et avec son chameau de Haman. Et puis, elle les invite tous les deux chez elle pour un cocktail. Naturellement, ils rappliquent ; sans perdre une minute, elle s’arrange pour se faire faire la cour par Haman. Le Shah s’en aperçoit. Il devient furieux. Esther en profite pour lui dire que Haman est un satyre, que toutes les histoires qu’il a racontées au Shah sur les Yids, c’étaient des bobards, et qu’au lieu de faire tuer des tas de braves gens, il ferait mieux de s’occuper de sa femme plutôt que de chiper celle des autres…

Ah, mes amis ! Quelle rigolade ! Le Shah est hors de lui. Il nomme une commission d’enquête. Les experts lui apprennent que non seulement Mardochée est innocent, mais qu’il lui a encore sauvé la vie, une fois.

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Bref, il y a eu un procès monstre. Les journaux en étaient pleins. Aux audiences, on s’écrasait. Quelque temps après, Haman et toute sa marmaille ont été pendus. Ils y ont pas volé, hein ? Faut-il être dégoûtant pour chercher à tuer les Yids ! Mardochée est monté en grade, naturellement. Pour finir, Esther a fait une réception formidable. Elle a invité toutes les stars des musics-halls y compris Mistinguett qui fonctionnait déjà en ce temps là… On a sablé le champagne, et on s’est amusé comme des petites folles toute la journée. Même qu’à Suse, les Yids se sont payé un extra : Ils ont dansé sans arrêt pendant deux jours. Tu te rends compte !…

Mais le plus beau, c’était encore le Shah de Perse. Tu sais qu’il était content pour finir. Il a bien vu qu’on voulait lui faire faire une sale blague. Et dire qu’il a failli marcher. Quel ballot, tout de même !…

Pour copie conforme,
I. P.          

Un carnaval de Pourim en Pologne au XIXe siècle

Joseph Budko (1888-1940) : Pourim, 1920. Joseph Budko (1888-1940) : Pourim, 1920. La gravure représente Mardochée, vêtu d’habits royaux et portant la couronne du roi, promené à travers la ville sur le cheval du roi mené par Haman sur l’ordre d’Assuérus (cf. Esther VI:7-11). Le texte dans le bandeau dit : « …Et il [Haman] lui [Mardochée] fit chevaucher les rues de la ville en proclamant… », la suite étant écrite au pourtour de l’illustration : « Qu’il soit fait ainsi à l’homme que le roi chérit ».

Le texte ci-dessous est extrait de « Esquisses polonaises du temps actuel. Les Juifs polonais », publié dans L’univers israélite de septembre 1863, lui-même extrait de la Gazette de Cologne et traduit de l’allemand par Pauline Bloch. Il comporte la mention suivante : « Le lecteur remarquera facilement que l’auteur de ce morceau n’est pas israélite et qu’il a envisagé inexactement bien des choses. »



Le juif est donc aussi le propagateur de la musique dans le peuple, et parfois même de l’art dramatique, car, pendant un ou deux jours de l’année, il est le sujet folâtre du prince Carnaval. Il a en Pologne son carnaval aussi bien que le citoyen de Cologne, de Venise ou de Rome, à la fête de Pourim, en février.

La veille du Pourim de cette année, je me trouvais dans une riche famille juive. Sur une table, couverte d’une nappe d’une blancheur extraordinaire, étaient étalés des gâteaux sucrés, la plupart préparés avec du miel ; de jolies petites assiettes de cristal, disposées tout autour, étaient remplies d’une sorte de massepains de toutes formes, et l’on y avait ajouté une délicieuse eau-de-vie de grains qui devait servir à produire bientôt un joyeux entrain.

Tout à coup on entendit du vestibule une éclatante fanfare ; la porte s’ouvrit à deux battants, et l’on vit entrer une noce habillée du costume antique judaïco-asiatique. Le père portait le costume du patriarche Jacob ; il avait une longue robe brune traînante et une barbe blanche comme la neige lui descendant jusqu’aux pieds ; il était aveugle et se tenait courbé appuyé sur un long bâton de berger ; il était conduit par sa femme, qui paraissait un peu plus jeune ; elle était vêtue d’une robe à grands ramages à l’ancienne mode, et portait une si prodigieuse crinoline que le vieux patriarche disparaissait presque près d’elle.

Ils étaient suivis de onze fils, dont un conduisait une fiancée. Ils avaient des costumes de fantaisie l’un était travesti en bossu, l’autre avait un gros ventre, le troisième était en géant avec un bonnet pointu sur lequel, comme chez les astrologues égyptiens, étaient représentés le soleil, la lune et les étoiles collés dessus avec du papier doré. Le fiancé représentait un heureux berger de l’ancien temps et était couvert d’une longue peau de mouton ayant le côté rude tourné en dehors, et la fiancée était en costume antique, fait de grosse toile de chanvre, sans crinoline.

Alors le vieux père devait donner la bénédiction, mais il voulait auparavant voir ou toucher tous ses fils ; cependant son préféré, son douzième fils, Joseph, manquait. Puis toute la représentation de la vente de Joseph en Égypte fut exécutée par l’aîné, Ruben, qui chanta les solos tandis que les autres répondaient par un formidable refrain en chœur, accompagné de tambours et de trompettes.

À la fin, toute la société mâle s’élança dans une danse sauvage et fit un si grand tapage qu’on aurait vraiment cru être à un carnaval de Cologne. Le bruit continua ainsi toute la nuit, dans la maison aussi bien que dans les rues.

Ce Pourim tombe le 5 mars ou le 21 février selon le calendrier russe- Ainsi il coïncide avec notre mardi gras. Ce qui était très-touchant, c’est que les maisons, même des plus riches juifs, restèrent ouvertes toute la nuit au public masqué, qui pouvait aller et venir, s’asseoir, boire, faire un bruit infernal et s’amuser en toute liberté.

Deux récentes (et une moins récente) publi­ca­tions pourimesques

La Méguila d’Esther, éd. bilingue français-hébreu, illustrée par Gérard Garouste. Éd. Hermann, 2016.
Le rouleau d’Esther est-il un document « religieux » ? Cette question peut paraître incongrue, voire saugrenue, puisque le livre d’Esther figure dans le canon biblique et que sa lecture fait partie intégrante du calendrier rituel de la synagogue, au point de constituer l’un des commandements rabbiniques de la fête de Pourim. Et pourtant… certains biblistes contemporains ont émis l’hypothèse que cet écrit était d’inspiration foncièrement profane. Entendons-nous : profane et non profanatoire. L’existence de Dieu n’y est pas niée, ni Son hégémonie contestée, mais simplement ignorée ou, en tout cas, tenue à l’écart de la trame événementielle. Pourquoi dès lors ce texte a-t-il été sacralisé ? Quel message indicible recèle-t-il ? Deux exégètes, Rivon Krygier et Martin S. Cohen, ainsi qu’un artiste, Gérard Garouste, livrent ce que ce texte leur inspire.

Se rire du destin. Farce pour Pourim. Traduit, présenté et annoté par Nathan Weinstock. Éd. Matanel, 2016.
Le Rouleau d’Esther nous relate qu’Haman, haut dignitaire du roi perse Assuérus, avait projeté d’exterminer tous les Juifs du royaume, complot que surent déjouer in extremis la reine Esther et son cousin Mordekhay (Mardochée). Ce récit biblique est commémoré chaque année lors de la fête de Pourim (« du destin » ou « des sorts ») qui revêt l’allure d’une célébration carnavalesque. Depuis les Temps Modernes, l’usage s’est répandu dans le monde ashkénaze de donner à cette occasion des représentations dramatiques (les Purimshpiln), jeux de scène burlesques préfigurant la naissance du théâtre yiddish au XIXe siècle. Le texte le plus ancien qui nous soit parvenu fut consigné par écrit en 1697 : il s’agit du Jeu d’Assuérus, traduit ici pour la première fois.

On rappellera à cette occasion la sortie, en 2015, d’une autre publication pourimesque :

La Meguilla d’Itsik. En 1936 à Varsovie, Itsik Manguer publiait ses Megile-lider (Chants sur le Rouleau d’Esther), cycle poétique parodique, transposant l’intrigue du Livre d’Esther, lu chaque année dans les synagogues lors de Pourim, dans une petite monarchie balkanique de la fin du XIXe siècle. Plus tard adaptés en pièce musicale, les textes sont mis en scène et en musique. Ce livret, édité par le Centre Medem-Arbeter Ring, est l’adaptation littéraire de cette opérette. L’ouvrage comporte le texte original de Manguer, en yiddish, et sa traduction française, repoétisée par Bernard Vaisbrot. 27 aquarelles de Shmuel Bunim égayent les différentes saynètes, mêlant aux personnages du Rouleau d’Esther des figures contemporaines. Les partitions de la musique originale du compositeur israélien Dov Seltzer complètent le livret.